36 Conflit de juridictions

L'article 5, point 3 du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que, dans une situation, telle que celle en cause au principal, dans laquelle un investisseur introduit une action en responsabilité délictuelle dirigée contre une banque ayant émis un certificat dans lequel celui-ci a investi, du fait du prospectus relatif à ce certificat, les juridictions du domicile de cet investisseur sont, en tant que juridictions du lieu où le fait dommageable s'est produit, au sens de cette disposition, compétentes pour connaître de cette action, lorsque le dommage allégué consiste en un préjudice financier se réalisant directement sur un compte bancaire dudit investisseur auprès d'une banque établie dans le ressort de ces juridictions et que les autres circonstances particulières de cette situation concourent également à attribuer une compétence auxdites juridictions.

CJUE, 12 sept. 2018, aff. C-304/17, Helga Löber c/ Barclays Bank plc : JurisData n° 2018-017863 ; Gaz. Pal. 23 oct. 2018, p. 76, note C. Kleiner

NOTE : Ce n'est pas la première fois que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a eu à connaître de l'émission, effectuée par Barclays Bank, des certificats X1 Global EUR Index prenant la forme d'obligations au porteur, souscrits initialement par des investisseurs institutionnels et revendus à des petits investisseurs, et dont l'argent a été investi dans un système de fraude pyramidale de sorte que les certificats sont devenus sans valeur. Cequi explique les actions en responsabilité contre Barclays Bank qui ont été fondées sur des lacunes du prospectus publié lors de l'émission desdits certificats. Étant observé que Barclays Bank est un établissement inscrit au Royaume-Uni avec notamment une succursale en Allemagne, que le prospectus avait été établi sur la base de la législation allemande, qu'il a été diffusé en Autriche et que des investisseurs autrichiens ont acquis des certificats par le biais d'intermédiaires financiers autrichiens. D'où la question de savoir quel était le juge compétent pour connaître des actions en responsabilité. C'est la question centrale qui est au coeur des arrêts des 28 janvier 2015 (CJUE, 28 janv. 2015, aff. C-375/13, Kolassa : JurisData n° 2015-003863 ;D. 2015, p. 770, note L. Davout ; RDC 2015, p. 547, note B. Haftel ; Rev. crit. DIP 2015, p. 921, note O. Boskovic) et 12 septembre 2018.

1 – Les règles de compétence (V. Th. Bonneau, P. Pailler, A-C. Rouaud, A. Tehrani et R. Vabres, Droit financier : LGDJ, 2017, n° 1524 et s.) étaient initialement formulées par un règlement du 22 décembre 2000 (Cons. UE, règl. (CE) n° 44/2001, 22 déc. 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale), dit « Bruxelles I ». Ce texte a été abrogé et remplacé par le règlement du 12 décembre 2012 (PE et Cons. UE, règl. (UE) n° 1215/2012, 12 déc. 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale), dit « Bruxelles I bis ». Les règles de base demeurent toutefois les mêmes.

La règle générale est de saisir les juridictions de l'État membre sur le territoire duquel le défendeur a son domicile dès lors que celui-ci, quelle qu'en soit la nationalité, est domicilié dans l'Union européenne (règl. Bruxelles I, art. 2, § 1. – règl. Bruxelles I bis, art. 4, § 1). Toutefois, par dérogation à cette règle générale, les règlements prévoient des règles spéciales dans des cas limitativement énumérés dans lesquels le défendeur peut ou doit, selon le cas, être attrait devant une juridiction d'un autre État membre (CJUE, 12 sept. 2018, pt 18).

Ainsi, en matière contractuelle, le demandeur peut saisir la juridiction du lieu d'exécution de l'obligation qui sert de base à la demande (règl. Bruxelles I, art. 5, pt 1. – règl. Bruxelles I bis, art. 7, pt 1). Et en matière délictuelle ou quasi délictuelle, il peut saisir la juridiction du lieu où le fait dommageable s'est produit ou risque de se produire (règl. Bruxelles I, art. 5, pt 3. – règl. Bruxelles I bis, art. 7, pt 2).

2 – Les règles relatives à la matière contractuelle – concept qui fait l'objet d'une approche autonome par rapport aux droits nationaux – ont été écartées par la CJUE dans ses arrêts des 25 janvier 2015 et 12 septembre 2018.

Certes, Barclays Bank est l'émetteur des obligations au porteur détenues par les investisseurs lésés : monsieur Kolassa dans l'espèce à l'origine de l'arrêt du 25 janvier 2015 ; madame Löber dans l'espèce à l'origine de l'arrêt du 12 septembre 2018. Mais ceux-ci ne les ont pas acquis directement de Barclays Bank de sorte qu'il n'y a pas d'obligation contractuelle au sens des articles 5, point 1 et 7, point 1 des règlements Bruxelles I et Bruxelles I bis.

Il en est ainsi parce que si la conclusion d'un contrat ne constitue pas une condition d'application des textes précités, « l'identification d'une obligation est néanmoins indispensable à l'application » de ces textes, étant donné que la compétence juridictionnelle en vertu de ceux-ci « est établie en fonction du lieu où l'obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée. Ainsi, l'application de la règle de compétence spéciale prévue en matière contractuelle présuppose la détermination d'une obligation juridique librement consentie par une personne à l'égard d'une autre et sur laquelle se fonde l'action du demandeur » (CJUE, 25 janv. 2015, pt 39). Ce qui n'est pas le cas lorsque les investisseurs lésés n'ont pas contracté avec l'émetteur :comme l'a jugé la Cour dans son arrêt du 25 janvier 2015 (pt 40), il résulte des faits « qu'une telle obligation juridique librement consentie par Barclays Bank à l'égard de M. Kolassa fait défaut dans les circonstances de l'affaire au principal même si, en vertu du droit national applicable, Barclays Bank a certaines obligations envers M. Kolassa ». La même observation vaut dans l'espèce à l'origine de l'arrêt du 12 septembre 2018. Étant observé que, dans cet arrêt, la Cour souligne que « s'agissant du litige en cause au principal, il suffit de relever, d'une part, que la juridiction de renvoi indique que la responsabilité du fait du prospectus qui a été invoquée devant elle ne relève pas de cette matière contractuelle et, d'autre part, que, par le recours en cause au principal, Mme Löber vise, notamment, à engager la responsabilité délictuelle de Barclays Bank » (arrêt, pt 21).

3 – Sur le terrain délictuel ou quasi délictuel, matière qui « comprend toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d'un défendeur et qui ne se rattache pas à la « matière contractuelle » (CJUE, 12 sept. 2018, pt 19), l'arrêt du 12 septembre 2018 reprend la solution consacrée par l'arrêt du 25 janvier 2015. Étant rappelé que la question n'est pas seulement de savoir commenton comprend la notion de « lieu où le fait dommageable s'est produit ou risque de se produire », ce lieu étant utilisé par les textes comme le critère permettant de déterminer la juridiction compétente, mais également, de façon plus concrète et spécifique, de savoir si le lieu où l'on ressent le dommage – le lieu de résidence de l'investisseur lésé, qui est le demandeur, puisque son préjudice financier – sa perte – se traduit directement sur le ou les comptes bancaires dont il peut être titulaire auprès d'un teneur de compte lui-même localisé dans le ressort de sa résidence – peut être compris comme étant le lieu où le fait dommageable s'est produit.

Les solutions de principe sont les suivantes :

  • la notion de « lieu où le fait dommageable s'est produit ou risque de se produire » vise à la fois le lieu de la matérialisation du dommage et celui de l'événement causal qui est à l'origine de ce dommage, de telle sorte que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal de l'un ou l'autre de ces deux lieux (CJUE, 28 janv. 2015, pt 45. – CJUE, 12 sept. 2018, pt 22) ;
  • la notion de « lieu où le fait dommageable s'est produit » ne saurait être « interprétée de façon extensive au point d'englober tout lieu où peuvent être ressenties les conséquences préjudiciables d'un fait ayant causé un dommage effectivement survenu dans un autre lieu » ; « elle ne vise pas le lieu du domicile du demandeur où serait localisé le centre de son patrimoine, au seul motif qu'il y aurait subi un préjudice financier résultant de la perte d'éléments de son patrimoine intervenue et subie dans un autre État membre » (CJUE, 12 sept. 2018, pt 23).

 Le rejet, en l'absence d'autres points de rattachement, de la compétence de la juridiction du lieu où un préjudice est survenu, lorsque ce préjudice consiste exclusivement en une perte financière qui se matérialise directement sur le compte bancaire du demandeur et qui résulte directement d'un acte illicite commis dans un autre État membre » (CJUE, 16 juin 2016, aff. C-12/15, Universal Music International holding, pt 40 : JurisData n° 2016- 015500 ;D. 2016, p. 2156, note O. Boskovic) n'est pas nouvelle. Il a été consacré tant avant (V. CJUE, 10 juin 2004, aff. C-168/02, Kronhofer, pt 19 et 21) qu'après (CJUE, 16 juin 2016, préc., pt 34, 35 et 40) l'arrêt du 25 janvier 2015. Cette solution n'est toutefois pas absolue : la compétence de la juridiction du lieu où est ressenti le préjudice financier peut être retenue si des circonstances particulières permettent de considérer que le domicile de l'investisseur lésé, qui est le demandeur, constitue effectivement le lieu de l'événement causal ou celui de la matérialisation du dommage (CJUE, 25 janv. 2015, pt 50, 51 et 54. – CJUE, 12 sept. 2018, pt 25).

Dans son arrêt du 25 janvier 2015, la CJUE a nié l'existence de circonstances particulières eu égard à l'événement causal : « en ce qui concerne l'évènement causal dudommageallégué, à savoir la prétendue violation, par Barclays Bank, de ses obligations légales relatives au prospectus et à l'information des investisseurs, il convient de relever que les actes ou les omissions susceptibles de constituer une telle violation ne sauraient être localisés au domicile de l'investisseur prétendument lésé, dès lors qu'aucun élément du dossier n'indique que les décisions relatives aux modalités des investissements proposés par cette banque ainsi qu'aux contenus des prospectus y afférents ont été prises dans l'Étatmembreoù cet investisseur est domicilié ni que lesdits prospectus ont été rédigés et distribués à l'origine ailleurs que dans l'État membre du siège de ladite banque » (CJUE, 25 janv. 2015, pt 53). En revanche, la Cour a admis l'existence de circonstances particulières eu égard au lieu de matérialisation du dommage (pt 56) : « il ressort de la décision de renvoi que, d'une part, la dévalorisation des certificats était due non pas aux aléas des marchés financiers, mais à la gestion des fonds dans lesquels l'argent résultant de l'émission de ces certificats a été investi, empêchant, à terme, une évolution positive de leur valeur. D'autre part, les actions ou les omissions reprochées à Barclays Bank en ce qui concerne ses obligations légales d'information étaient antérieures à l'investissement fait par M. Kolassa et, selon ce dernier, déterminantes pour cet investissement » (pt 51).

Dans son arrêt du 12 septembre 2018, la CJUE souligne qu'« il apparaît que, dans leur ensemble, les circonstances particulières de l'affaire au principal concourent à attribuer une compétence aux juridictions autrichiennes » (pt 31). « En effet, ainsi qu'il ressort de la décision de renvoi,Mme Löber est domiciliée en Autriche et tous les paiements relatifs à l'opération d'investissement en cause au principal ont été effectués à partir de comptes bancaires autrichiens, à savoir le compte bancaire personnel deMme Löber et les comptes de règlement spécialement destinés à l'exécution de cette opération » (pt 32). « Par ailleurs, outre le fait que, dans le cadre de ladite opération, Mme Löber n'a traité qu'avec des banques autrichiennes, il ressort également de la décision de renvoi qu'elle a acquis les certificats sur le marché secondaire autrichien, que les informations qui lui ont été fournies au sujet des certificats sont celles figurant dans le prospectus relatif à ceuxci, tel que notifié à l'österreichische Kontrollbank (banque autrichienne de contrôle), et que c'est en Autriche que, sur le fondement de ces informations, elle a contracté l'obligation d'investir, qui a grevé de manière définitive son patrimoine » (pt 33). La Cour ajoute, pour conforter la compétence du juge autrichien, que « l'attribution d'une compétence aux juridictions autrichiennes dans des circonstances telles que celles en cause au principal est conforme aux objectifs de prévisibilité des règles de compétence prévues par le règlement n° 44/2001, de proximité entre les juridictions désignées par ces règles et le litige ainsi que de bonne administration de la justice, énoncés aux considérants 11 et 12 de ce règlement. À cet égard, il convient notamment de rappeler que retenir comme étant le lieu de la matérialisation du dommage celui où se trouve établie la banque auprès de laquelle est ouvert le compte bancaire du demandeur sur lequel se réalise directement ce dommage répond à l'objectif du règlement n° 44/2001 visant à renforcer la protection juridique des personnes établies dans l'Union, en permettant à la fois au demandeur d'identifier facilement la juridiction qu'il peut saisir et au défendeur de prévoir raisonnablement celle devant laquelle il peut être attrait, étant donné que l'émetteur d'un certificat qui ne remplit pas ses obligations légales relatives au prospectus doit, lorsqu'il décide de faire notifier le prospectus relatif à ce certificat dans d'autres États membres, s'attendre à ce que des opérateurs insuffisamment informés, domiciliés dans ces États membres, investissent dans ce certificat et subissent le dommage » (pt 34 et 35).

Originally published in Revue de Droit Bancaire et Financier

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