Dans une décision récente1, la Cour divisionnaire de l'Ontario (la Cour) a conclu que les dispositions en matière d'heures supplémentaires de la Loi de 2000 sur les normes d'emploi (la « LNE ») ne s'appliquaient pas aux employés de Rouge River Farms Inc. (« Rouge River »). Ce faisant, la Cour infirmait la décision de la Commission des relations de travail de l'Ontario (la « Commission ») selon laquelle les employés de Rouge River avaient droit à la rémunération des heures supplémentaires parce que, de l'avis de la Commission, ils ne travaillaient pas dans une exploitation agricole et que leur travail n'était pas directement lié à la production primaire d'un produit agricole. Plus précisément, la Cour a rejeté la conclusion de la Commission selon laquelle Rouge River ne pouvait bénéficier de l'exemption visant les travailleurs agricoles prévue au paragraphe 2(2) du Règlement 285/01 (l'« exemption visant les exploitations agricoles »). Exceptionnellement, la Cour a substitué sa propre décision à celle de la Commission et a déclaré que la seule conclusion raisonnable qui puisse être tirée est que l'exemption visant les exploitations agricoles s'appliquait à Rouge River.

La décision de la Cour fait maintenant autorité pour ce qui est de l'exemption visant les exploitations agricoles.Elle fournit des précisions essentielles à la communauté agricole, dont la production de produits agricoles nécessite souvent des heures supplémentaires, en plus de fournir des indications relativement à l'interprétation de la législation sur les normes d'emploi au Canada et à la substitution éventuelle d'une décision à titre de réparation dans le cadre d'une demande de révision judiciaire.

Deux équipes d'avocats de Fasken sont intervenues dans cette affaire : John Craig, Jackie VanDerMeulen et Tala Khoury ont représenté Rouge River; et Christopher Pigott et Gillian Round ont agi pour le compte de l'intervenant, le Labour Issues Coordinating Committee.

Contexte

Rouge River est une exploitation agricole familiale qui cultive le maïs sucré.Le litige a débuté après une inspection proactive de l'installation centralisée de Rouge River par un agent des normes d'emploi.Utilisée exclusivement pour la production après récolte, l'installation centralisée est située sur une parcelle de terrain séparée des terres où est cultivé le maïs sucré.Pour exécuter leur travail, de nombreux employés de Rouge River se déplacent entre les champs de maïs et l'installation centralisée.

L'exemption visant les exploitations agricoles s'applique si l'employeur est une « exploitation agricole » et que le travail des employés est « directement lié à la production primaire » d'un produit agricole2. L'agent des normes d'emploi a conclu que l'installation centralisée ne constituait pas une « exploitation agricole » et a émis une ordonnance de conformité (l'« ordonnance »). 

Rouge River a contesté l'ordonnance devant la Commission.Le directeur des normes d'emploi (le « directeur ») a défendu l'ordonnance.La Commission a jugé que l'exemption visant les exploitations agricoles ne s'appliquait pas aux employés de Rouge River en poste à l'installation centralisée en raison d'un nouveau critère de « double lien », en vertu duquel de très nombreux facteurs doivent être pris en compte afin de déterminer si cette exemption s'applique ou non. 

La Cour a infirmé la décision de la Commission et a conclu que l'installation centralisée est une exploitation agricole et que les personnes qui y travaillent participent à des activités qui sont directement liées à la production primaire de maïs sucré.

Principes clés de l'interprétation de la législation sur les normes d'emploi

La Cour a confirmé qu'il n'existait qu'une seule approche pour l'interprétation de la législation et que les mots doivent être interprétés en contexte, selon leur sens ordinaire compte tenu de l'objectif de la législation.

Pour interpréter l'exemption visant les exploitations agricoles, il faut tenir compte dans une même mesure de l'objectif de la LNE, qui établit les normes d'emploi minimales, et l'objectif du Règlement 285/01, qui précise dans quelles circonstances les normes minimales ne s'appliquent pasLa Cour a jugé que l'interprétation donnée par la Commission à l'exemption visant les exploitations agricoles était déraisonnable parce qu'elle ne tenait pas compte de ces deux objectifs.

Lors de l'audience devant la Commission, le directeur n'a présenté aucune preuve.Par contre, Rouge River a fait témoigné à titre d'expert Frank Ingratta, ancien sous-ministre de l'Agriculture, de l'Alimentation et des Affaires rurales de l'Ontario, et a convoqué deux témoins afin qu'ils dressent un portrait de l'exploitation agricole, de ses employés et de sa production de maïs sucré.La Cour a jugé que l'interprétation donnée par la Commission à l'exemption visant les exploitations agricoles était déraisonnable parce qu'elle avait fait abstraction, sans fournir d'explication, de cette preuve non contestée.

Comprendre l'exemption visant les exploitations agricoles

Qu'est-ce qu'une « exploitation agricole »?

Le terme « exploitation agricole » n'ayant pas été défini dans la législation ni interprété par la jurisprudence, M. Ingratta l'a défini comme une entreprise qui exécute toutes les fonctions liées à la production de produits végétaux et de produits d'origine animale. Ce dernier a déclaré expressément qu'une exploitation agricole inclue les parcelles de terrain où le travail après récolte est exécuté. En conséquence, Rouge River a soutenu que l'installation centralisée faisait partie de l'entreprise de Rouge River, et que le tout formait une « exploitation agricole ».  

Le directeur a proposé une définition plus limitée selon laquelle une « exploitation agricole » est une parcelle de terrain utilisée pour la culture de produits agricoles.L'installation centralisée n'était donc pas une « exploitation agricole » parce qu'elle était située sur une parcelle de terrain séparée des terres servant à la culture.La Commission a conclu qu'une parcelle de terrain est une « exploitation agricole » si elle a un lien avec l'endroit où est cultivé le produit agricole ou si elle y est rattachée.

La Cour a jugé que l'interprétation du terme « exploitation agricole » par la Commission était déraisonnable.Plus particulièrement, la Commission avait fait abstraction du témoignage d'expert non contesté de M. Ingratta, selon lequel les exploitations agricoles en Ontario exercent souvent leurs activités sur des parcelles de terrain non contiguës et exécutent parfois certains aspects de la production primaire après récolte sur un terrain non destiné à la culture.De plus, l'interprétation de la Commission dépendait seulement de l'endroit où se trouvaient les employés pendant leur travail, indépendamment du fait que le travail était le même. Enfin, l'interprétation de la Commission imposait aux employeurs d'importants défis en matière de tenue de registres, ceux-ci étant tenus de consigner l'endroit où leurs employés travaillaient chaque jour.

Que signifie l'expression « directement lié à la production primaire »?

Se fondant sur une décision de 20093 qui interprétait l'exigence selon laquelle le travail devait être « directement lié à la production primaire », Rouge River a soutenu que l'exemption visant les exploitations agricoles s'appliquait aux exploitations agricoles dont le processus de production primaire est parfaitement intégré, peu importe à quel endroit est cultivé le produit agricole. À cette fin, Rouge River a présenté la preuve concernant ses activités.M. Ingratta a également déclaré qu'en Ontario, certains aspects de la production après récolte sont souvent exécutés dans des emplacements séparés des terres où est cultivé le produit agricole.

Le directeur a soutenu que l'exemption visant les exploitations agricoles ne s'applique que si le travail est exécuté à l'emplacement physique où est cultivé le produit agricole. Il a également exigé qu'un employeur démontre, en tenant compte de nombreux facteurs, l'existence d'un lien entre le travail exécuté et le produit agricole. La Commission a accepté l'interprétation du directeur. 

La Cour a jugé que l'interprétation de la Commission était déraisonnable.La Commission avait notamment ignoré des preuves contextuelles importantes produites par M. Ingratta et les autres témoins, s'était fondée sur la jurisprudence pour une proposition qui contredisait en fait les conclusions de la Commission dans cette décision et avait choisi une interprétation qui n'était pas facilement comprise par les agriculteurs touchés par l'exemption visant les exploitations agricoles.

Substitution de la décision à titre de réparation

Dans des circonstances exceptionnelles, un tribunal peut, dans le cadre d'une demande de révision judiciaire, substituer ses conclusions à celles d'un autre tribunal plutôt que de renvoyer l'affaire au tribunal en question pour réexamen. Cela se produit lorsqu'il n'y a qu'une seule issue possible et acceptable en regard des faits et du droit. Dans le cas en l'espèce, la Cour a conclu que l'exemption visant les exploitations agricoles s'appliquait à Rouge River.

Conséquences de la décision

Cette décision confirme d'importants principes applicables à l'interprétation de la législation sur les normes d'emploi.Premièrement, la Cour a adopté une approche fondée sur le bon sens, selon laquelle l'interprétation doit tenir compte du contexte de travail réel des employeurs et des employés.Deuxièmement, les personnes chargées de prendre des décisions administratives doivent interpréter la législation sur les normes d'emploi de façon à ce que celle-ci soit facilement comprise par les personnes à qui elle s'applique, notamment afin d'éviter que les employeurs enfreignent la loi par inadvertance.Une interprétation qui crée de l'incertitude parce qu'elle est ambigüe ou trop compliquée, ou encore parce qu'elle est formulée en termes vagues ou pose des défis importants en matière de tenue de registres, peut être considérée comme déraisonnable. 

Footnotes

1 Cour supérieure de justice de l'Ontario, Rouge River Farms Inc. v. Director of Employment Standards and Ontario Labour Relations Board, 2019 ONSC 3498 (CanLII), en ligne (disponible en anglais seulement).

2  L'exemption visant les exploitations agricoles stipule ce qui suit : 2.(2) Sous réserve des articles 24, 25, 25.1, 26 et 27 du présent règlement, les parties VII, VII.1, VIII, IX, X et XI de la Loi ne s'appliquent pas à la personne employée dans une exploitation agricole, si son emploi est directement lié à la production primaire d'œufs, de lait, de grains, de graines, de fruits, de légumes, de produits de l'érable, de miel, de tabac, d'herbes, de porcs, de bétail, de moutons, de chèvres, de volailles, de chevreuils, d'élans d'Amérique, de ratites, de bisons, de lapins, de gibier à plume, de sangliers et de poissons d'élevage.

3  Highline Produce v Flieler, 2009 OLRB Rep 562.

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