Analyse de la décision de l'ART n° 2019-075 du 7 novembre 2019

  1. L'ordonnance n° 2019-761 du 24 juillet 2019 relative au régulateur des redevances aéroportuaires a transformé l'ARAFER (Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières) en ART (Autorité de régulation des transports), en conférant à cette autorité administrative indépendante la mission d'homologuer les tarifs des redevances aéroportuaires dans les aérodromes les plus importants (ceux dont le trafic annuel dépasse cinq millions de passagers). Auparavant, cette compétence – dont l'exercice est encadré par une directive européenne de 20091 – était détenue par une autorité ad hoc, créée par le décret n° 2016-825 du 23 juin 2016 et dénommée Autorité de supervision indépendante (ASI).
  2. Les dispositions de nature législative de l'ordonnance ont été complétées, sur le plan réglementaire, par le décret n° 2019-1016 du 3 octobre 2019 relatif aux redevances aéroportuaires et modifiant le code de l'aviation civile.
  3. Le transfert à l'ART des compétences de l'éphémère ASI étant intervenu à compter du 1er octobre 2019, l'Autorité nouvellement investie vient de publier sa première décision dans le secteur aéroportuaire (décision n° 2019-075 du 7 novembre 2019).
  4. Celle-ci concerne le tarif des redevances sur les aérodromes de Nice-Côte d'Azur et de Cannes- Mandelieu. Ces infrastructures sont exploitées par la société Aéroports de la Côte d'Azur (ACA), dont la majorité du capital est détenue par le consortium privé « Azzurra Aeroporti » (composé des sociétés Atlantia, Aeroporti di Roma et EDF Invest) depuis l'opération de privatisation effectuée par l'État en 20162.
  5. Pour son premier dossier aéroportuaire, l'ART intervient dans un champ hautement contentieux, ainsi que le rappelle la sobre présentation du contexte figurant en tête de sa décision. Saisie d'un projet de contrat de régulation économique (CRE) prévoyant de faire bénéficier l'aéroport niçois du régime de la « double caisse », l'ASI a émis des réserves (avis n° 1704-A1 du 6 juillet 2017) qui ont conduit l'État et ACA à renoncer à le conclure. La ministre chargée des transports a alors édicté un arrêté en date du 12 juillet 2018 instituant unilatéralement le régime de la « double caisse » à Nice. ACA a ensuite présenté deux propositions tarifaires successives que l'ASI a refusé d'homologuer (décisions n° 1808- D1 du 12 décembre 2018 et n° 1808-D2 du 21 janvier 2019). Ce qui a conduit l'ASI à fixer les tarifs en lieu et place de l'exploitant (décision n° 1904-D1 du 3 avril 2019), en lui imposant une baisse de 33,4%.
  6. ACA a contesté les trois décisions de l'ASI devant le Conseil d'État tandis que, de leur côté, les compagnies aériennes usagères de l'aéroport et leurs organisations professionnelles ont formé un recours contre l'arrêté ministériel du 12 juillet 2018.
  7. C'est dans ces circonstances agitées que la société ACA a saisi l'ART d'une proposition tarifaire tendant à rétablir, à peu de choses près, les redevances des aérodromes de Nice et Cannes au niveau que l'ASI avait refusé par deux fois d'homologuer. Ce qui aurait représenté une augmentation de 49 % par rapport aux tarifs en vigueur, tels que fixés par l'ASI dans sa décision d'avril 2019.
  8. Les acteurs du transport aérien, qu'il s'agisse des exploitants aéroportuaires ou des compagnies aériennes, sont évidemment intéressés au plus haut point par la position de l'ART sur les différentes questions qui sont ardemment débattues devant le Conseil d'État dans le cadre des contentieux liés aux redevances pratiquées par ACA. L'ART allait-elle s'inscrire dans le prolongement de l'action développée par l'ASI au cours de sa brève existence, ou bien allait-elle au contraire infléchir cette approche ?
  9. La décision rendue le 7 novembre 2019 montre que l'ART n'entend pas se montrer moins exigeante que l'ASI envers les exploitants aéroportuaires. A vrai dire, la pratique décisionnelle de cette autorité dans les secteurs ferroviaire et routier, lorsqu'elle s'appelait encore l'ARAFER, pouvait le laisser présager. Toujours est-il que l'ART refuse d'homologuer la proposition tarifaire d'ACA en assortissant ce refus de considérations plutôt sévères à l'égard du dossier soumis par cette société aéroportuaire.
  10. L'ART a examiné la proposition tarifaire d'ACA au regard des différentes rubriques énoncées à l'article L. 6327-2 du Code des transports (dont la rédaction a été modifiée par l'ordonnance du 24 juillet 2019), à savoir :

    • le respect de la procédure de consultation des usagers (qui est une exigence forte découlant de la directive européenne de 2009 sur les redevances aéroportuaires) ;
    • le respect des règles générales applicables aux redevances pour services rendus ;
    • le caractère non discriminatoire des tarifs envisagés et leur évolution « modérée par rapport aux tarifs en vigueur » ;
    • en l'absence de CRE (comme c'est le cas à Nice), la « juste rémunération » des capitaux investis sur le « périmètre régulé », qui doit être « appréciée au regard du coût moyen pondéré du capital » (CMPC) calculé sur ce périmètre, et la règle selon laquelle le produit global des redevances ne doit pas excéder le coût des services rendus.
  11. L'ART a considéré que la proposition d'ACA était problématique au regard de presque toutes ces rubriques. Et, comme on va le voir, ACA va devoir accomplir des efforts importants pour remédier à certains des problèmes identifiés.
  12. S'agissant de la consultation des usagers, qui s'effectue dans le cadre des commissions consultatives économiques (CoCoEco) dont la création est obligatoire dans tous les aéroports d'une certaine importance (art. R. 224-3 III du Code de l'aviation civile), l'ART note qu'elle « implique de mettre à disposition des personnes consultées une information claire et suffisante sur l'objet de la consultation et ses modalités afin de leur permettre de donner utilement leur opinion ». Et l'ART considère qu'au regard de ce principe, la consultation effectuée par ACA a comporté « deux carences » auxquelles il devra être remédié la prochaine fois que l'exploitant soumettra une proposition tarifaire.
  13. Ces « carences » dans la procédure tiennent au fait qu'ACA a soumis sa proposition tarifaire au vote des membres de la CoCoEco avant même de leur avoir exposé son programme d'investissements, lequel n'a d'ailleurs fait l'objet que d'une présentation sans vote. Or l'ART considère que le vote de la CoCoEco sur la proposition tarifaire de l'exploitant « devrait systémiquement se tenir postérieurement à un échange sur les investissements projetés ». En outre l'ART invite ACA, d'une part, « à fournir aux usagers, qui sont les principaux financeurs de ces opérations à travers les redevances pour services rendus, les informations les plus précises sur les programmes d'investissement » et, d'autre part, « à solliciter l'émission d'un avis de la CoCoEco via un vote de ses membres » sur ces programmes.
  14. S'agissant du caractère modéré de l'évolution des tarifs, l'ART considère, « contrairement à ce que soutient la société ACA », qu'elle doit prendre comme référence les tarifs « fixés par l'ASI dans sa décision du 3 avril 2019 (...) qui s'appliquent pour la période du 15 mai 2019 au 31 octobre 2019 et qui, conformément à l'article R. 224-3-4 du Code de l'aviation civile, se poursuivent au-delà en l'absence de nouvelle homologation tarifaire ». Elle en déduit, sans surprise, que la hausse de 49% par rapport à ces tarifs, proposée par ACA, ne saurait être regardée comme une évolution « modérée ».
  15. S'agissant de la juste rémunération du capital au regard du CMPC, la décision de l'ART est riche d'enseignements.
  16. Tout d'abord, l'ART annonce qu'elle mène actuellement des travaux pour déterminer la méthodologie à retenir en cette matière. En particulier, « un travail sur la détermination du risque systématique et plus particulièrement du paramètre bêta est en cours de réalisation avec le soutien d'un consultant externe »3.
  17. Ensuite, l'ART indique que « les formules de calcul du coût des fonds propres utilisées par les conseils de la société ACA », sur lesquelles celle-ci s'appuie à titre principal pour justifier sa proposition tarifaire, « n'apparaissent pas conformes aux dispositions de l'article L. 6325-1 du Code des transports » qui imposent d'estimer le CMPC à partir du modèle d'évaluation des actifs financiers (MEDAF).
  18. D'une part, ACA prend en compte une « prime spécifique » pour évaluer le « risque marché » de ses activités dans le cadre du « périmètre régulé » alors que, selon l'ART, la méthodologie MEDAF « vise à mesurer l'exposition de l'actif au risque systématique de l'ensemble du marché via un unique paramètre spécifique, le bêta ».
  19. D'autre part, « certains des paramètres et hypothèses retenus (...) sont à mettre à jour ou manquent de cohérence ». L'ART pointe ainsi des erreurs concernant le taux retenu pour l'impôt sur les sociétés et la déductibilité fiscale des charges financières, ce qui peut étonner de la part d'une société aéroportuaire contrôlée par un consortium d'investisseurs dont le professionnalisme est reconnu. Surtout, l'ART estime que « la rentabilité du marché » prise en compte pour les calculs « semble très élevé(e) pour le marché français », et que « l'hypothèse de bêta désendetté » retenue « semble également élevé(e), notamment par rapport aux dernières études publiées par d'autres régulateurs aéroportuaires ».
  20. L'ART en conclut que le CMPC devrait être inferieur à celui proposé par ACA et qu'en conséquence, sa proposition tarifaire aboutirait à une rémunération des capitaux investis qui « ne saurait être regardée comme juste au sens du II de l'article L. 6327-2 du Code des transports ». En des termes plus triviaux, cela signifie que l'ART considère que la tarification proposée par ACA lui ferait réaliser des gains trop importants.
  21. A cette critique sévère des paramètres financiers pris en compte pour l'établissement par ACA de sa proposition tarifaire, l'ART ajoute un jugement tout aussi rigoureux pour ce qui concerne le rapport entre le produit global des redevances et le coût des services rendus.
  22. Après avoir rappelé qu'ACA bénéficie, en vertu de l'arrêté ministériel du 12 juillet 2018, du régime de la « double caisse », comprenant un « périmètre des activités régulées et un périmètre des activités non-régulées », l'ART indique qu'elle « a porté son attention dans un premier temps sur les mécanismes d'allocation des produits, charges et actifs entre les différents périmètres, avant d'étudier les projections de produits, charges et actifs pour la période tarifaire considérée ».
  23. S'agissant des clés d'allocation, l'ART rappelle que la DGAC a mandaté un consultant externe pour réaliser un audit de la comptabilité analytique de l'aéroport au titre de l'exercice 2018. Bien que ces travaux ne soient pas complètement achevés, elle a eu communication du projet de rapport d'audit, des commentaires d'ACA sur celui-ci ainsi que d'un courrier de la DGAC sur le sujet.
  24. Puis, dans une sorte de considérant de principe, l'ART note que :

    (...) il est classiquement du ressort du régulateur de fixer les principes généraux attendus d'un système de comptabilité analytique support à la détermination des tarifs des redevances. Les principes généraux visent à assurer notamment la stabilité dans le temps, l'homogénéité, l'audibilité, la non-discrimination, la traçabilité vis-à-vis de la comptabilité générale et la priorisation à l'imputation directe des produits, charges et actifs aux différents périmètres. Le régulateur doit également préciser les principes explicitement retenus pour l'allocation entre périmètres régulé et non régulé et en particulier le sort réservé aux actifs non utilisés. Sur cette base commune à l'ensemble des exploitants concernés, l'exploitant propose une application in concreto de l'ensemble de ces principes dans son référentiel de gestion. Une telle démarche permet alors à l'auditeur externe en charge de la vérification de la conformité du référentiel proposé de s'assurer de la correcte mise en oeuvre par l'exploitant des principes généraux définis par le régulateur. [paragraphe 66 de la décision]
  25. On peut se demander si cette déclaration de portée générale ne constitue pas une critique voilée des dispositions de l'article R. 224-3-1 du Code de l'aviation civile, issues du décret n° 2019-1016 du 3 octobre 2019. En effet, celles-ci confèrent au ministre chargé de l'aviation civile, et non pas à l'ART, le soin d'approuver les règles mises en oeuvre par les aéroports pour l'allocation des actifs, des produits et des charges au « périmètre régulé ».
  26. Toujours est-il que l'ART, après avoir noté que l'audit mené à l'instigation de la DGAC a fait apparaître « les faiblesses de documentation » chez ACA, notamment l'absence d'un référentiel permettant d'assurer le suivi, la justification et la méthodologie de calcul des clés d'allocation, s'inquiète surtout de ce que la comptabilité analytique de l'aéroport présente un faible niveau d'allocation directe des charges (inférieur à 50 % du montant des charges pour le périmètre régulé) et des actifs (environ 55 % de la valeur des actifs pour le périmètre régulé). Cela signifie qu'une part significative des montants de charges et d'actifs est allouée sur la base de clés de répartition, « alors même que la faible qualité de la détermination, du suivi et de la documentation de ces clés est relevée par l'auditeur dans son rapport » et que les choix effectués pour certaines allocations suscitent des interrogations. L'ART relève ainsi que « les allocations des actifs et charges qui concernent notamment la navette, les surfaces relatives à un parcours client cheminant devant les commerces, l'intéressement et la participation ou les mesures incitatives posent question. D'autres actifs et charges, comme le tramway, sont alloués entre les périmètres selon une clé forfaitaire sans analyse de l'utilisation réelle de ces infrastructures ».
  27. L'ART invite par conséquent ACA à « améliorer la documentation du modèle de comptabilité analytique, tant pour ce qui concerne les principes généraux retenus, que pour permettre d'assurer la traçabilité des hypothèses utilisées ou assurer un suivi des évolutions (...) au cours des années ». A cet égard, elle demande à la DGAC et à l'exploitant de prévoir, dans le cadre de la finalisation de l'audit en cours, une restitution des constats aux usagers et un échange avec eux pour leur permettre d'effectuer une « revue contrefactuelle opérationnelle » des clés d'allocation. Il faut espérer que cette demande sera satisfaite car, jusqu'à ce jour, ni la DGAC ni les exploitants aéroportuaires n'ont fait preuve d'une grande volonté de transparence concernant les méthodes de comptabilité analytique mises en oeuvre pour établir les tarifs des redevances4.
  28. Enfin l'ART n'épargne pas davantage ACA en ce qui concerne les projections économiques retenues pour élaborer la proposition tarifaire. Elle note ainsi que « les projections de certains postes de charges présentent des croissances très significatives sans qu'un lien puisse être établi entre ces charges et une évolution du trafic ». Elle relève que l'aéroport a fait un choix « discutable » en affectant certaines charges en forte hausse, telles que les honoraires de conseils, au périmètre régulé. Enfin, elle observe qu'ACA ne semble pas avoir intégré des efforts de productivité dans ses projections de charges, alors que cela est exigé par les dispositions de l'article R. 224-3-1 du Code de l'aviation civile.
  29. Il n'est pas surprenant, au vu de cette analyse sans concession des faiblesses du dossier présenté l'exploitant, que l'ART refuse d'homologuer la proposition tarifaire d'ACA. Il n'est pas certain que le mois dont dispose la société aéroportuaire pour présenter à l'ART une proposition tarifaire révisée (art. R. 224-3-4 II du Code de l'aviation civile) suffise à remédier à tous les problèmes que l'Autorité a soulevés. En tout état de cause, au vu de la position prise par l'ART sur le caractère « non-modéré » d'un barème qui aboutirait à augmenter le niveau général des redevances de 49% par rapport aux tarifs fixés par l'ASI en avril 2019, il est peu probable qu'ACA puisse faire homologuer une proposition tarifaire qui serait amendée seulement à la marge.
  30. Plus généralement, cette première décision de l'ART montre aux exploitants des aéroports relevant de la directive de 2009 que l'examen de leurs propositions tarifaires obéira à des standards d'analyse enfin conformes aux objectifs posés par cette directive. Les compagnies aériennes ne pourront que s'en réjouir.

Footnotes

1. Directive n° 2009/12/CE du 11 mars 2009 sur les redevances aéroportuaires.

2. Cf. Communication de la Cour des comptes d'octobre 2018 à la Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire de l'Assemblée nationale sur « le processus de privatisation des aéroports de Toulouse, Lyon et Nice » (https://www.ccomptes.fr/system/files/2018-11/20181113-processus-privatisation-aeroports-Toulouse-Lyon-Nice.pdf).

3. Rappelons que, dans le modèle d'évaluation des actifs financiers (MEDAF), le coefficient bêta exprime le rapport de la volatilité du prix (ou de la rentabilité) d'un actif (ou d'une catégorie d'actifs) sur la volatilité générale des prix du marché (ou sa rentabilité générale). Par exemple, si le bêta d'un actif est de 0,8, cela signifie que si la moyenne des prix du marché varie de 1%, le prix de l'actif varie de 0,8 %. C'est donc un indicateur de risque : si l'évolution du marché est à la baisse, le prix d'un actif ayant un bêta de 0,8 sera susceptible de moins baisser que l'ensemble du marché (et, réciproquement, il augmentera moins que l'ensemble du marché si celui-ci est à la hausse). Au contraire, si le bêta est supérieur à 1, l'actif est plus risqué : il est susceptible d'augmenter plus que la moyenne du marché en cas de hausse généralisée, mais il peut perdre plus que la moyenne en cas de baisse.

4. Cf. CE, 26 décembre 2008, n° 312.426 (T.) :

Considérant que (...) les données transmises (...) en l'absence, comme l'a relevé la chambre régionale des comptes dans son rapport du 21 septembre 2007 sur l'examen de la gestion de l'aéroport Marseille-Provence, de certitude sur la fiabilité des éléments de comptabilité analytique de l'aéroport, n'apportent pas d'indications sur l'origine des recettes commerciales et sur la façon dont elles sont affectées, entre chacun des deux aérogares, pour diminuer les tarifs respectifs des redevances passager et ne permettent pas ainsi de tenir pour établi que ces recettes commerciales compenseraient sans disproportion manifeste le coût des services rendus dans les deux aérogares ; (...)

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