Comme nos intrépides lecteurs s'en souviendront, nous avons précédemment abordé l'histoire de l'acquisition d'InterOil Corporation par ExxonMobil Canada (« ExxonMobil ») ici et ici. Pour mémoire, ExxonMobil a offert aux actionnaires d'InterOil d'échanger toutes leurs actions contre des actions d'ExxonMobil et une soulte conditionnelle plafonnée, par voie de plan d'arrangement (« l'arrangement ») exécuté conformément à la Loi sur les sociétés par actions du Yukon (YBCA). Même si l'arrangement avait été approuvé par plus de 80 % des actionnaires habiles à voter d'InterOil et que M. le juge R. S. Veale de la Cour suprême du Yukon avait accordé l'ordonnance définitive d'approbation de l'arrangement, un certain nombre de préoccupations liées à la gouvernance ont été soulevées, y compris, principalement, des lacunes de communication des évaluations et analyses, des situations de conflit d'intérêts et la rémunération au résultat du conseiller financier en contrepartie de la remise de son avis sur le caractère équitable. En appel, la Cour d'appel du Yukon a fait droit aux préoccupations liées à la gouvernance et elle a considéré que leur influence sur la question soumise aux actionnaires était si importante qu'elle a annulé l'ordonnance définitive.

La suite n'a été qu'un pénible et coûteux recommencement pour ExxonMobil et InterOil qui s'est soldé par une deuxième assemblée des actionnaires et une nouvelle version de la circulaire de sollicitation de procurations, appuyée par un processus de gouvernance plus solide et une rémunération à forfait des services-conseils d'un autre conseiller financier. En particulier, les conditions de l'arrangement, notamment le prix de 45 $ US l'action, majoré d'une soulte conditionnelle à la valeur offerte en contrepartie des titres d'InterOil, sont demeurées pour l'essentiel inchangées.

Les actionnaires ont massivement approuvé l'arrangement... encore... à plus de 91 % des voix. Par la suite, la Cour suprême du Yukon a prononcé une ordonnance définitive relative à l'arrangement et la clôture de l'opération a eu lieu.

La saga se poursuit...

Les émetteurs qui négocient des arrangements au Canada offrent habituellement un droit à la dissidence qui est conforme aux dispositions législatives et qui peut être modifié par l'ordonnance provisoire relative à l'arrangement et ce, même si la loi ne les y oblige pas. Le droit à la dissidence permet à l'actionnaire de recevoir la « juste valeur » de ses actions arrêtée le jour ouvrable qui précède l'approbation de l'arrangement. Ce droit a été accordé aux actionnaires aux termes de l'arrangement et, comme par hasard, certains actionnaires ont décidé de l'exercer.

Curieusement, le juge en chef R.S. Veale de la Cour suprême du Yukon, celui-là même qui avait été profondément troublé par les lacunes de gouvernance dans la première demande d'ordonnance définitive concernant l'arrangement, a présidé l'audience servant à établir la « juste valeur ». Voir la décision Carlock v. ExxonMobil Canada Holdings ULC ici.

Même si cette offre réussie de 45 $ US d'ExxonMobil avait été approuvée par plus de 91 % des actionnaires et correspondait à l'époque à une prime d'environ 30 % par rapport au cours et que l'arrangement avait suivi un processus d'appel d'offres prolongé auquel trois pollicitants avaient participé (ExxonMobil, Total et Oil Search), les actionnaires dissidents ont prétendu que la « juste valeur » aurait dû s'élever à 71,46 $ US, soit une prime de 26,46 $ US (59 %) au-dessus de l'offre réussie d'Exxon. Pour des raisons qui sont difficiles à concilier, la Cour s'est finalement ralliée au point de vue des actionnaires dissidents et a ordonné à ExxonMobil de verser la juste valeur par action de 71,46 $ US. Compte tenu de la différence considérable entre le prix stipulé dans l'arrangement et la « juste valeur » établie par la Cour et sa répercussion potentielle sur les processus d'acquisition futurs, l'analyse mérite d'être examinée.

La « juste valeur marchande », à savoir le prix le plus élevé qui peut être obtenu sur un marché libre où la concurrence peut s'exercer sans limites entre des parties consentantes qui n'ont pas de lien de dépendance, est fréquemment utilisée pour établir la « juste valeur », mais les deux termes ne sont pas synonymes1. Les solutions de rechange à la « juste valeur marchande » qui sont acceptées par les tribunaux sont les suivantes :

  • l'évaluation des actifs nets de la société à leur juste valeur;
  • la capitalisation des bénéfices prévisibles;
  • la méthode de la valeur actualisée des flux de trésorerie qui tient compte de la capitalisation des profits futurs;
  • une combinaison de ce qui précède2.

Afin d'établir la juste valeur des actions des actionnaires dissidents, le juge en chef Veale a accepté la méthodologie de la valeur actualisée des flux de trésorerie, même si elle était tributaire de facteurs présumés comme l'absence de flux de trésorerie d'InterOil depuis 2014, l'absence de mise en valeur du principal actif d'InterOil (une participation de 36,5 % dans un permis de rétention de pétrole de la Papouasie-Nouvelle-Guinée devant servir à une coentreprise de GNL) et la volatilité des prix des produits énergétiques de base. Il semble que cette méthodologie de la valeur actualisée des flux de trésorerie a été adoptée parce qu'InterOil et Exxon l'avait étudiée dans leur processus de négociation et de vente et, que parmi les deux possibilités qui s'offraient à la Cour, celle-ci n'était pas entachée selon la façon dont la Cour considérait la méthodologie du prix de l'opération3.

Cela dit, la Cour a examiné de près les raisons pour lesquelles le prix de l'opération dans les circonstances n'était pas représentatif de la juste valeur. En fin de compte, même si elle a reconnu que les nombreuses parties au courant de la composition des actifs d'InterOil (y compris les initiés) avaient pris part à un processus d'appel d'offres et de négociation qui avait mené à une escalade du prix d'offre de 35 $ à 45 $, la Cour a établi que le processus ayant mené à l'approbation de l'opération par InterOil était lacunaire au point de rendre le prix de l'opération parfaitement inutile pour déterminer la juste valeur de l'opération.

Les améliorations ultérieures apportées au processus de gouvernance d'InterOil, y compris l'avis sur le caractère équitable détaillé produit après le rejet de l'arrangement par la Cour d'appel, n'étaient pas suffisantes pour justifier l'évaluation d'Exxon.

Le juge en chef a déclaré :

[traduction] À mon avis, le prix de l'opération, qui découle d'un processus lacunaire, ne peut être transformé en « juste valeur » au sens attribué à ce terme par les experts4.

Il est probable qu'Exxon ait subi un préjudice dans ces circonstances particulières en raison du report de l'assemblée entraîné par le délai d'approbation prolongé de l'arrangement par la Cour, de sorte que certains changements à la conjoncture du marché, comme la fluctuation du prix des marchandises, ont eu des répercussions sur l'évaluation de la « juste valeur » par la Cour. En effet, les prix du pétrole ont connu d'importantes variations positives entre le 21 septembre 2016, première date de l'assemblée, et le 14 février 2017, date de reprise de l'assemblée. Par conséquent, une disparité si importante entre le prix de l'opération et la « juste valeur » aurait été peu vraisemblable en l'absence de changements importants des actifs, du secteur ou des activités intrinsèques de la cible ayant des répercussions sur sa valeur entre la date à laquelle il a été convenu du prix de l'opération et la date de l'assemblée tenue afin de le faire approuver par les actionnaires.

Toutefois, plus déconcertante est l'insistance marquée de la Cour sur les lacunes de gouvernance formulées comme des justifications de l'impossibilité de s'en remettre au concept de « juste valeur marchande »; les lacunes de gouvernance ont nui si gravement à la négociation du prix de l'opération et à sa fiabilité que ce dernier ne représentait plus une indication valable de la juste valeur. Sauf le respect dû à la Cour, une telle insistance exagère l'importance des lacunes de gouvernance liées au prix rajusté et à sa méthode de calcul et laisse supposer qu'à l'occasion d'une opération de cette nature, les administrateurs pourraient contrevenir à leurs obligations dans le but d'obtenir la valeur la plus élevée pour les actionnaires. Si cette décision est suivie, dans le cadre des affaires de dissidence dont ils seront saisis à l'avenir, les tribunaux pourraient être tentés de se lancer dans une évaluation de la conduite du conseil de la cible et éventuellement de substituer leur jugement à celui du conseil pour décider de rejeter la valeur négociée.

Conclusion

Il reste à voir si cette décision constituera dorénavant une balise pour les audiences sur le caractère équitable, particulièrement en ce qui concerne la pertinence de tenir compte de la gouvernance dans le cadre d'une opération pour rejeter la juste valeur marchande comme indication de la juste valeur. Jusqu'à présent, la décision n'a pas été portée en appel.

Footnotes

1 Brant Investments Ltd. v KeepRite 1987, 60 OR (2d) 737, conf. 1991 CanLii 2705 (C.A. Ont.).

2 Robinson v Realm Energy International Corp., 2015 BCSC 1437, au paragr. 120.

3 Carlock v ExxonMobil Canada Holdings ULC, 2019 YKSC 10 aux paragraphes 15 et 62 à 64.

4 Ibid au paragr. 62.

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