Instaurant une importante réforme en matière de santé et sécurité au travail il y a un peu plus d'un an, la Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail1 a notamment ajouté d'importantes obligations aux employeurs en ce qui a trait à la violence que peut subir un travailleur sur les lieux de travail. En effet, l'article 51 (16) de la Loi sur la santé et la sécurité du travail2 (la « LSST ») prévoit désormais que :

51. L'employeur doit prendre les mesures nécessaires pour protéger la santé et assurer la sécurité et l'intégrité physique et psychique du travailleur. Il doit notamment:

[…]

16° prendre les mesures pour assurer la protection du travailleur exposé sur les lieux de travail à une situation de violence physique ou psychologique, incluant la violence conjugale, familiale ou à caractère sexuel.

Aux fins du paragraphe 16° du premier alinéa, dans le cas d'une situation de violence conjugale ou familiale, l'employeur est tenu de prendre les mesures lorsqu'il sait ou devrait raisonnablement savoir que le travailleur est exposé à cette violence.

Si les principales mesures prises par les employeurs visaient jusque-là à, notamment, sécuriser le milieu de travail à l'aide de matériel de surveillance et de sécurité, accommoder les victimes afin de les soutenir, adopter des politiques, fournir des ressources ou sensibiliser le personnel à la violence, l'affaire récente Trivium Avocats inc. c. Rochon3 traite de l'injonction permanente comme mesure disponible aux employeurs.

Les faits

L'employée d'un cabinet d'avocats faisait l'objet d'un comportement agressif, harcelant et violent de la part de son fils, et ce, depuis plusieurs années. Ce comportement s'était notamment manifesté sur les lieux du travail de l'employée.

Selon la preuve, le fils appelait sa mère plusieurs fois par jour pour la menacer, l'intimider et lui exiger de l'argent. À la suite de ces appels, l'employée, perturbée, était incapable d'exécuter son travail. L'employeur avait offert son aide, mais en vain.

Le 21 novembre 2022, alors que l'employée n'était pas au travail, à l'insu de son fils, ce dernier l'appelle à deux reprises sur son téléphone professionnel. Furieux de ne pas obtenir de réponse, le fils avise sa mère qu'il se rend à son bureau, chez l'employeur, menaçant par le fait même d'entrer sans droit dans le stationnement pour vérifier si son véhicule s'y trouve.

Lorsque le fils pénètre dans les bureaux de l'employeur, il est reconnu par la réceptionniste. De fait, ce n'était pas la première fois qu'il s'y présentait. Informé que sa mère n'était pas présente, le fils quitte les lieux en colère. Derechef, il appelle sa mère sur son numéro professionnel et la menace de détruire sa vie et de l'achever: « ça arrive vite en ta***, check ben ça ».

Le lendemain, l'employeur dépose une demande d'injonction visant à empêcher le fils de se rendre sur les lieux du travail de sa mère et de s'abstenir de communiquer avec elle ou tout autre employé.

Le jugement

Rappelons d'entrée de jeu que l'intérêt pour agir en justice, au sens de l'article 85 du Code de procédure civile4(le « C.p.c. »), doit être juridique, direct, personnel, né et actuel5. En l'état, le Tribunal est d'avis que l'obligation d'intervenir pour protéger son employée de son fils sur les lieux du travail imposée en vertu de l'article 51 (16) de la LSST confère à l'employeur l'intérêt d'agir pour demander une injonction permanente. Ceci est pertinent dans la mesure où il n'était pas mentionné si l'employée avait consenti à cette demande d'injonction ou si l'employeur avait reçu l'autorisation du tribunal, qui sont les situations prévues à l'article 509, alinéa 3, du C.p.c.

Alors, le Tribunal analyse l'article 509 du C.p.c., lequel prévoit notamment qu'une injonction, qualifiée d'ordonnance de protection, peut enjoindre à une personne physique de ne pas faire ou de cesser de faire quelque chose ou d'accomplir un acte déterminé en vue de protéger une autre personne physique dont la vie, la santé ou la sécurité est menacée. Le Tribunal est d'avis que l'existence de violence qui caractérise le présent cas justifie l'émission d'une pareille ordonnance. L'ordonnance de protection ne peut, toutefois, excéder trois ans.

Bien que le Tribunal ne s'adonne pas à l'analyse explicite des critères pour obtenir une ordonnance de protection, celui qui la demande doit démontrer l'existence d'un droit clair ainsi qu'un préjudice sérieux ou irréparable6. Ce préjudice doit être persistant dans le temps. Par ailleurs, dans le cas d'une ordonnance de protection, le Tribunal n'est pas tenu d'évaluer le critère de la balance des inconvénients.

Le Tribunal considère que l'article 51 de la LSST est clair : l'employeur doit prendre les mesures nécessaires pour protéger la santé et assurer la sécurité et l'intégrité physique et psychique de ses travailleurs. Le paragraphe 16 de cet article trouve application dans le contexte de violence familiale sur les lieux du travail, comme dans le cas présent.

Par conséquent, le Tribunal accueille la demande présentée par l'employeur, prononce une ordonnance de protection ainsi qu'une injonction permanente d'une durée de trois ans. Il ordonne entre autres au défendeur, le fils de l'employée :

  • de ne pas se présenter sur et dans les lieux de l'immeuble abritant le bureau de l'employeur, incluant les stationnements extérieur et intérieur ni dans un rayon de 200 mètres de celui-ci;
  • de ne pas entrer en contact, directement ou indirectement, par quelque moyen de communication que ce soit avec l'employée durant ses heures de travail, soit du lundi au vendredi, de 8 h à 16 h;
  • de ne pas entrer en contact, directement ou indirectement, par quelque moyen de communication que ce soit, avec un ou une employée de l'employeur, en tout temps, dans le but de communiquer avec l'employée ou pour discuter des présentes procédures à l'exception de l'avocat ad litem chargé de présenter les présentes procédures.

Conclusion

L'article 9 de la LSST prévoit qu'un travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique et psychique. L'article 51 de la LSST prévoit des mesures, à la charge des employeurs, pour atteindre cet objectif. Ainsi, les employeurs aux prises avec une situation de violence sur les lieux du travail doivent prendre les mesures nécessaires dans les circonstances pour remplir leurs obligations. Dans un contexte de violence pouvant nécessiter l'émission d'une injonction, on peut conclure de ce jugement que l'article 51 (16) de la LSST confère à l'employeur l'intérêt d'agir en justice pour faire cesser une telle situation visant un de ses travailleurs, sans la nécessité d'avoir préalablement obtenu l'accord explicite de la victime.

Ce jugement constitue une avancée majeure dans la lutte contre la violence au travail en ce qu'il ajoute, de façon officielle, un outil clé aux employeurs devant agir à l'encontre de certaines situations violentes sur les lieux du travail dont ils ont connaissance. Il rappelle au surplus l'importance qu'accordent les tribunaux aux obligations des employeurs en matière de santé et de sécurité au travail. Il sera intéressant de suivre l'évolution jurisprudentielle en la matière au courant des prochains mois, d'autant plus que ce jugement aura certainement pour effet d'inspirer plusieurs autres employeurs à agir de la même manière dans le futur. Une demande en injonction deviendra-t-elle pratique courante, voire même une obligation future en matière de prévention, dans le contexte où des situations aussi troublantes qu'en l'espèce se produisent sur les lieux du travail?

L'avenir saura nous le préciser. Cette option devra être tout de même considérée par les employeurs lorsque les circonstances le justifieront.

Footnotes

1. LQ, 2021, c. 27.

2. RLRQ, c. S-2.1.

3. 2022 QCCS 4628.

4. RLRQ, c. C-25.01.

5. Lafond c. Comité du fonds d'indemnisation du Barreau du Québec, 2022 QCCA 595, par. 51.

6. Droit de la famille — 212033, 2021 QCCS 4483, par. 68.

The content of this article is intended to provide a general guide to the subject matter. Specialist advice should be sought about your specific circumstances.