Le 28 février 2019, le Parlement présentait son projet de loi C-92, Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis (la « Loi  ») qui vise à reconnaître et mettre en œuvre le droit des peuples autochtones à mobiliser leurs propres services à l'enfance et à la famille, sur la base des principes de l'intérêt supérieur de l'enfant, de la continuité culturelle et de l'égalité réelle. Cette mesure, attendue depuis longtemps par les peuples autochtones, est considérée comme une solution nécessaire au problème de la surreprésentation des enfants et des jeunes autochtones dans de tels services.

Or, dès son adoption, la Loi avait fait l'objet d'un renvoi soumis par le procureur général du Québec à la Cour d'appel du Québec quant à sa validité constitutionnelle. Un tel renvoi vise à soumettre au jugement de la Cour toute question importante de droit. La Cour rend alors son opinion sur la question, laquelle n'est pas contraignante.

Le procureur général du Québec posait la question de savoir si la Loi était ultra vires  de la compétence du Parlement en vertu de la Constitution du Canada. Au terme de son analyse, la Cour d'appel du Québec avait statué que la Loi était constitutionnellement valide dans son ensemble, mais avait toutefois indiqué que ses dispositions 21 et 22(3), qui donnaient priorité aux textes législatifs d'un groupe, d'une collectivité ou d'un peuple autochtone sur les lois provinciales, étaient invalides, car elles outrepassaient la compétence du Parlement en modifiant indûment l'architecture constitutionnelle du Canada.1 Le procureur général du Québec ainsi que le procureur général du Canada ont tous deux interjeté appel du renvoi rendu par la Cour d'appel du Québec. Le 9 février 2024, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») rendait l'un de ses arrêts les plus attendus quant au droit des peuples autochtones à l'autonomie gouvernementale en matière de services à l'enfance et à la famille. La CSC a rejeté le premier renvoi, tout en accueillant à l'unanimité le second.

Dans un arrêt unanime, la CSC juge constitutionnelle une loi fédérale, la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis2, adoptée en 2019. Élaborée de concert avec les gouvernements fédéral et provinciaux et les peuples autochtones, la Loi a pour objet d'assurer des services à l'enfance et à la famille culturellement adaptés en favorisant le maintien du lien des enfants et des jeunes autochtones avec leur famille, leur communauté, leur langue et leur culture. Dans un contexte où les enfants et les jeunes autochtones constituent la majorité des enfants pris en charge au Canada, la compétence en matière de services à l'enfance et à la famille est confiée à des corps dirigeants autochtones qui ont la latitude nécessaire pour adopter et mettre en œuvre des lois adaptées à la réalité autochtone.

La CSC établit ainsi la validité constitutionnelle de la Loi dans son ensemble en ce que son caractère véritable, qui est « de protéger le bien‑être des enfants, des jeunes et des familles autochtones en favorisant la fourniture de services à l'enfance et à la famille culturellement adaptés et, ce faisant, de contribuer au processus de réconciliation avec les peuples autochtones »3 relève nettement des compétences du Parlement du Canada en vertu du paragr. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 18674, soit « la “quiddité indienne”, c'est-à-dire les Autochtones en tant qu'Autochtones »5. La CSC est d'avis, par ailleurs, que la compétence du Parlement du Canada est une assise solide pour les affirmations contenues dans la Loi quant à la prépondérance des textes législatifs d'un groupe, d'une collectivité ou d'un peuple autochtone sur d'autres lois en cas de conflit6. La CSC rappelle que l'incorporation par renvoi de textes législatifs, tel qu'il en est fait usage à l'article 21 de la Loi, est une technique législative reconnue, et statue que le paragr. 22(3) de la Loi n'est qu'une reformulation législative de la doctrine de la prépondérance fédérale.

Dans son jugement, la CSC reprend le qualificatif d'« inusitée » que la Cour d'appel avait donné à l'approche de réconciliation dans laquelle s'inscrit l'adoption de la Loi en faveur des enfants et des familles autochtones en constatant qu'il était inhabituel qu'un texte législatif énonce la portée ou la signification d'une disposition constitutionnelle7. En l'occurrence, le Parlement, par le biais de l'article 18 de la Loi, affirme que le droit inhérent à l'autonomie gouvernementale des peuples autochtones est reconnu et confirmé par l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 19828 et qu'il comprend celui de réglementer les services à l'enfance et à la famille. De plus, la CSC salue le tressage organique que fait la Loi des voies juridiques distinctes qu'elle réunit sous les trois volets de son objet. Dans un premier temps, la Loi reconnaît et affirme la compétence législative des peuples autochtones en matière de services à l'enfance et à la famille qui constitue une composante du droit inhérent à l'autonomie gouvernementale des peuples autochtones. Dans un second temps, des normes nationales en vertu desquelles seront fournis ces services à l'enfance et à la famille y sont établies. Enfin, dans un troisième temps, la Loi marque un tournant dans la réalisation des objectifs de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (la « DNUDPA »), en ce qu'elle favorise la mise en œuvre des normes internationales promues par la DNUDPA dans le contexte canadien. Ce faisant, le Canada répond également à l'appel à l'action de la Commission de vérité et réconciliation du Canada9, en évitant les processus longs et coûteux relatifs aux litiges constitutionnels ou aux règlements négociés, au profit d'une initiative législative innovante qui favorise la réconciliation10.

Droit à l'autonomie gouvernementale des peuples autochtones

Dans son analyse des effets de la Loi, la Cour suprême se concentre sur les effets juridiques et pratiques de ses dispositions, prenant acte de la position du Parlement selon laquelle le droit inhérent à l'autonomie des peuples autochtones en matière de services à l'enfance et à la famille est reconnu et protégé par l'article 35 LC 198211. La CSC explique que, bien que l'interprétation définitive à donner à l'article 35 relève ultimement de la compétence des tribunaux dans l'éventualité où la compréhension qu'a le Parlement de celle-ci serait contestée par une province ou tout autre acteur du système, les affirmations contenues à la Loi qui s'y rattache produisent leurs effets en ce qu'elles s'inscrivent dans une loi constitutionnellement valide12.

Par conséquent, la Loi a pour effet, entre autres, d'imposer une contrainte au gouvernement fédéral qui ne pourra plus soutenir dans quelques instances ou discussions que ce soit, que le droit autochtone à l'autonomie gouvernementale en matière de services à l'enfance et à la famille n'existe pas13. La CSC ajoute que l'un des effets juridiques qui pourrait découler de ces dispositions est celui pour la Couronne d'agir comme si le principe de l'honneur de la Couronne était engagé, c'est-à-dire d'agir comme si le droit des peuples autochtones à l'autonomie gouvernementale en matière de services à l'enfance et à la famille était reconnu, et ce, jusqu'à ce que les tribunaux aient à se prononcer sur la question14. La CSC explique par ailleurs que le fait pour le Parlement d'affirmer une position sur le sens à donner au contenu d'une disposition de la Constitution ne constitue pas une modification de celle-ci15.

Au niveau des effets pratiques de la Loi, la CSC souligne que le recours à la voie législative plutôt que judiciaire présente des avantages indubitables en ce qui a trait au fardeau qui incombe autrement aux peuples autochtones de faire la preuve de leurs droits ancestraux, notamment quant au temps et aux ressources gaspillées16. Il est également intéressant de noter l'effet éducatif de la Loi que la CSC anticipe en ce qu'il lui apparaît clair que « l'utilisation “inusitée” d'affirmations du droit à l'autonomie gouvernementale s'explique en partie par le fait que le Parlement tente de convaincre d'autres institutions d'adopter la position qu'il a maintenant adoptée »17

Concernant la question de la validité de ces affirmations au droit à l'autonomie gouvernementale, la CSC estime que, dans le cadre d'un renvoi, la prudence est de mise et souhaite éviter de se positionner inutilement sur un point de droit constitutionnel au risque de nuire à des affaires judiciaires à venir. La CSC est d'avis, dans le présent cas, que « la justesse de la position exprimée par le Parlement quant à la portée de l'art. 35 n'a pas à être tranchée pour répondre à la question posée par le procureur général du Québec »18 dans le cadre de ce renvoi.

La Cour suprême rappelle toutefois avoir noté par le passé, dans Delgamuukw19 et Pamajewon 20, que les droits relatifs à l'autonomie gouvernementale des peuples autochtones « “ne peuvent pas être exprimés en termes excessivement généraux” ni couvrir une matière qui ne fait pas partie intégrante de la culture distinctive des premières nations (sic) en question »21. La CSC précise ne s'être d'ailleurs jamais penchée sur une matière aussi fondamentale pour la culture et l'identité des peuples autochtones que le domaine des services à l'enfance à la famille22. Enfin, la question de qualifier de « générique » le droit à l'autonomie gouvernementale, c'est-à-dire de droit fondamental détenu par l'ensemble des peuples autochtones du Canada par opposition à un droit « spécifique à chaque peuple autochtone et susceptible de varier d'un peuple à l'autre »23, pourrait bien trouver un certain écho dans les arrêts qui font allusion à la dimension collective de l'exercice de certains droits autochtones24.

Lorsqu'il s'agira de statuer sur l'existence du droit à l'autonomie gouvernementale ainsi que sur ses composantes, la notion de continuité culturelle et le lien qui existe avec la matière revendiquée comme étant comprise dans ce droit seront certainement étudiés25. En effet, la CSC réitère que la culture autochtone est un élément majeur à considérer dans l'analyse de la portée de l'article 35 en ce que cet article « sert à reconnaître l'occupation antérieure du Canada par les sociétés autochtones, ainsi qu'à concilier leur existence contemporaine avec la souveraineté de la Couronne »26.

Bien qu'au terme de son jugement, la Cour suprême réserve aux tribunaux le pouvoir de statuer sur la portée et l'interprétation de l'article 35, elle souligne que l'affirmation du Parlement dans la Loi quant à l'existence d'un droit à l'autonomie gouvernementale en matière de services à l'enfance et la famille pour les peuples autochtones sera certainement un facteur à considérer lorsqu'il s'agira de trancher formellement la question27.

Footnotes

1. Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2024 CSC 5 [survol].

2. Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, L.C. 2019, c. 24.

3. Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2024 CSC 5, paragr. 135 (ci-après « Jugement CSC »).

4. Loi constitutionnelle de 1867  (R-U), 30 & 31 Vict, c. 3.

5. Jugement CSC, paragr. 2.

6. Id., paragr. 9.

7. Renvoi à la Cour d'appel du Québec relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2022 QCCA 185, paragr. 514-515.

8. Loi constitutionnelle de 1982 (R-U), constituant l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 1 (ci-après, « LC 1982 »).

9. Commission de vérité et réconciliation du Canada (rcaanc-cirnac.gc.ca).

10. Jugement CSC, paragr. 6-7.

11. Id., paragr. 60.

12. Id., paragr. 61.

13. Id., paragr. 62.

14. Id., paragr. 63-66.

15. Id., paragr.  110.

16. Id., paragr.  77.

17. Id., paragr.  81.

18. Id., paragr.  111.

19. Delgamuukw  c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, paragr. 170.

20. R.  c. Pamajewon, [1996] 2 R.C.S., paragr.27-28

21. Jugement CSC, paragr.  112.

22. Id., paragr. 112.

23. Renvoi à la Cour d'appel du Québec relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2022 QCCA 185, paragr. 48.

24. R.  c. Sioui,  [1990] 1 R.C.S. 1025, p. 1056; Delgamuukw,  paragr. 115 et 166; Nation Tsilhqot'in  c. Colombie-Britannique,  2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257, paragr. 75; R.  c. Marshall,  [1999] 3 R.C.S. 533, paragr. 17; R.  c. Nikal,  [1996] 1 R.C.S. 1013, paragr. 104; R.  c. Sappier,  2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686, paragr. 46.

25. Jugement CSC, paragr.  113.

26. Id., paragr. 114 : R.  c. Desautel, 2021 CSC 17, paragr.31.

27. Jugement CSC, paragr.  117.

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