Dans un arrêt rendu le 1er mars 2024, la Cour suprême du Canada a déclaré qu'une adresse IP engendre, par sa nature, une attente raisonnable au respect de la vie privée1. Le plus haut tribunal du pays a ainsi jugé qu'une demande des forces policières auprès d'un fournisseur de services Internet afin d'obtenir une adresse IP constitue une fouille protégée par la Charte canadienne des droits et libertés2 (ci-après la « Charte ») et qui doit par conséquent faire l'objet d'une autorisation judiciaire préalable. La Cour s'est prononcée avec une majorité de cinq juges, contre quatre. Ce verdict serré démontre qu'il s'agit d'une question d'intérêt qui fera couler beaucoup d'encre dans les années à venir.

Afin de mieux comprendre cet arrêt de la Cour suprême, il convient d'en exposer l'objet central, soit l'adresse IP.

L'adresse IP est un numéro d'identification unique pour une activité connectée à Internet et permettant le transfert d'information en ligne d'une source à une autre. L'adresse IP est nécessaire pour accéder à Internet : elle identifie la source de l'activité en ligne et relie l'activité en question à un endroit physique donné. Il est ainsi possible d'obtenir certains renseignements relatifs à l'abonné qui se rattache à une adresse IP spécifique.

Contexte

Lors d'une enquête menée sur des achats en ligne frauduleux d'un magasin de vins et spiritueux, le Service de police de Calgary a communiqué avec la société de traitement de paiements chargée des ventes en ligne du magasin en question (ci-après la « Société ») afin d'obtenir les adresses IP utilisées lors des transactions douteuses. Au moment de cette demande auprès de la Société, la police n'avait pas obtenu de mandat de perquisition. La Société a volontairement identifié et fourni deux adresses IP aux forces policières.

La police a subséquemment obtenu une ordonnance judiciaire contraignant le fournisseur de services Internet lié à ces adresses IP à divulguer le nom et l'adresse résidentielle des clients y étant associés.

L'appelant, déclaré coupable après la tenue d'un procès et dont les déclarations de culpabilité ont été confirmées en appel, a contesté la demande de la police d'obtenir les adresses IP auprès de la Société au motif qu'une telle demande viole la garantie contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives prévue par l'article 8 de laCharte3.

Le tribunal de première instance et la Cour d'appel de l'Alberta ont tous deux rejeté cet argument en concluant qu'il n'existe pas d'attente raisonnable au respect de la vie privée à l'égard d'une adresse IP. La Cour suprême a toutefois infirmé ces jugements.

L'arrêt de la Cour suprême

Le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives vise à protéger la vie privée des individus en interdisant les intrusions injustifiées de l'État. Cette protection est « essentiel[le] pour assurer la dignité, l'autonomie et la croissance personnelle »4 d'un individu.

L'attente raisonnable au respect de la vie privée s'envisage en fonction de quatre facteurs principaux, soit (1) l'objet de la fouille; (2) l'intérêt du demandeur à l'égard de l'objet; (3) l'attente subjective du demandeur au respect de sa vie privée; et (4) si cette attente subjective au respect de la vie privée est objectivement raisonnable5. Dans son jugement, la Cour suprême se penche principalement sur le premier et le quatrième facteur à l'égard d'une adresse IP.

En ce qui concerne l'objet de la fouille, celui‑ci est défini sous l'angle des renseignements eux‑mêmes et de la tendance qui consiste à chercher à obtenir des renseignements pour permettre d'en tirer des inférences au sujet d'autres renseignements de nature personnelle. La Cour précise l'importance d'adopter une approche qui tient compte de la réalité technologique et décrit l'adresse IP comme étant la « clé » permettant d'obtenir plusieurs informations sur un internaute, dont son identité, son mode de vie et ses choix personnels6.

La Cour conclut qu'il est objectivement raisonnable de s'attendre au respect de la vie privée sur Internet et ce, même si le lieu fouillé en l'espèce est « qualitativement différent » des espaces physiques7. La Cour s'appuie sur le fait qu'Internet est un univers infini de données qui s'avère largement plus révélateur qu'un lieu physique, autant par la nature que par la quantité des renseignements présents.

La Cour reconnait qu'Internet a modifié la topographie de la vie privée sous le régime de la Charte en ajoutant « un tiers à l'écosystème constitutionnel, et a fait de la relation horizontale entre l'individu et l'État une relation tripartite »8. Bien que l'article 8 ne s'applique pas aux tiers eux‑mêmes, comme la Société ou les fournisseurs de services Internet, « ceux‑ci jouent le rôle de médiateurs dans une relation directement régie par la Charte — celle entre le défendeur et la police »9. Ces tiers permettent à l'État d'obtenir plus facilement certaines informations.

En soulignant la nature cruciale de l'adresse IP comme lien entre un internaute et ses activités en ligne, la Cour affirme que les Canadiens devraient s'attendre à ce que ces informations ne soient révélées à l'État que sur un fondement constitutionnellement valable10.

Finalement, la Cour conclut que l'attente au respect de la vie privée est raisonnable et elle s'apprécie sur l'ensemble des renseignements qu'une adresse IP peut révéler.

Conclusion

Ainsi, la Cour a déclaré qu'une adresse IP est bel et bien visée par le droit à la protection de la vie privée conférée par la Charte. Elle a ainsi annulé la déclaration de culpabilité et ordonné la tenue d'un nouveau procès.

La Cour précise que la reconnaissance de l'attente raisonnable au respect de la vie privée à l'égard d'une adresse IP n'importune pas les enquêtes des forces de l'ordre. Le fardeau additionnel qui leur incombe « est dérisoire par comparaison avec les préoccupations importantes relatives à la vie privée qui sont en cause en l'espèce »11.

Cette décision démontre la nature évolutive de la jurisprudence portant sur la protection prévue à l'article 8 de la Charte. Avec « l'intrusion sans cesse croissante d'Internet dans nos vies privées »12, les tribunaux doivent traiter de ces questions avec une approche qui considère la réalité technologique d'aujourd'hui avec une conscience de son impact.

Que doivent retenir les tiers ayant accès aux adresses IP des Canadiens?

  • Les tiers, tels les fournisseurs de service Internet, peuvent répondre à des demandes des forces policières et fournir de leur plein gré une adresse IP liée à certaines activités en ligne, sans tomber sous le coup de la Charte;
  • Par contre, une demande de communication d'une adresse IP faite par l'État constitue une fouille;
  • Les forces de l'ordre doivent donc obtenir une ordonnance préalable de communication d'une adresse IP suspecte, sans quoi l'obtention de l'adresse IP pourrait être considérée comme une fouille violant l'article 8 de la Charte.

Footnotes

1. R. c. Bykovets, 2024 CSC 6, par. 91.

2. Charte canadienne des droits et libertés, art. 8.

3. Id., note 3.

4. 2024 CSC 6, par. 29.

5. 2024 CSC 6, par. 32, citant R. c. Spencer, 2014 CSC 43 par. 18, citant R. c. Tessling, 2004 CSC 67, par. 32.

6. 2024 CSC 6, par. 43.

7. 2024 CSC 6, par. 49.

8. 2024 CSC 6, par. 78.

9. 2024 CSC 6, par. 78.

10. 2024 CSC 6, par. 67.

11. 2024 CSC 6, par. 86.

12. 2024 CSC 6, par. 58.

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