Introduction

Le 21 avril 2022, la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick a rendu sa décision dans l'affaire Procureur général du Canada  c. Power1; la question en litige concernait les limites de l'immunité de la Couronne dans le cadre d'une réclamation en dommages-intérêts fondée sur l'adoption d'une loi ultérieurement déclarée inconstitutionnelle.

Dans la décision en appel, la Cour du Banc de la Reine a jugé que l'immunité de la Couronne n'est pas absolue, car elle ne s'applique pas à un comportement clairement fautif, adopté de mauvaise foi ou constituant un abus de pouvoir.

Le 2 mars 2023, la Cour suprême du Canada a accueilli la demande d'autorisation d'appel de l'arrêt de la Cour d'appel.

Contexte

En 2018, Joseph Power dépose une demande visant à faire déclarer les dispositions transitoires de la Loi limitant l'admissibilité à la réhabilitation pour des crimes graves2 et de la Loi sur la sécurité des rues et des communautés inconstitutionnelles3, et réclame des dommages du procureur général du Canada (le « procureur général ») pour le préjudice qu'aurait entraîné l'adoption de ces dispositions.

Plus de vingt-cinq ans avant sa réclamation, M. Power a été déclaré coupable d'agression sexuelle et condamné à deux peines d'emprisonnement de huit mois à purger consécutivement. Après sa libération, M. Power a repris ses études et a commencé à travailler comme technologue en radiation médicale. Lorsque l'hôpital où il travaillait a reçu un appel anonyme l'informant que M. Power avait un casier judiciaire, celui-ci a été suspendu.

En 2013, M. Power a déposé une demande de pardon, ou une « suspension de casier », mais il n'y était plus admissible en raison des effets combinés et des dispositions transitoires des deux lois. Il a donc été congédié de l'hôpital et a cessé d'être admissible à titre de membre aux organismes encadrant les technologues en radiation médicale.

M. Power a présenté une action en dommages-intérêts devant la Cour du Banc de la Reine en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, alléguant que l'adoption et l'application des dispositions transitoires en cause « constituent un comportement qui était clairement fautif, adopté de mauvaise foi et constituant un abus de pouvoir gouvernemental ». Avant de passer aux plaidoyers, le procureur général a présenté une motion conformément à l'article 23 des Règles de procédure afin que le tribunal tranche deux questions de droit se mariant en une seule question : « l'État jouit-il de l'immunité absolue lorsqu'il adopte des lois? »

Le juge saisi de la motion a reconnu l'existence d'un seuil, quoique assez élevé, au-delà duquel des dommages-intérêts peuvent être accordés pour l'adoption ou l'application d'une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle. Appliquant les enseignements de la Cour suprême dans l'arrêt Mackin4, le tribunal explique que le seuil est atteint lorsqu'il est démontré que le comportement de l'État était « clairement fautif, de mauvaise foi ou un abus de pouvoir » (par. 78).

La Cour d'appel confirme la décision du juge saisi de la motion et conclut que la Couronne et ses représentants ne jouissent pas d'une immunité absolue lorsqu'ils exercent une fonction législative.

Décision

Dans son analyse, la Cour d'appel s'appuie essentiellement sur l'arrêt Mackin, un arrêt de la Cour suprême abondamment cité dans lequel le gouvernement du Nouveau-Brunswick avait adopté une loi abolissant le système de juges surnuméraires. Les juges ont subséquemment intenté une poursuite, alléguant que les contraindre à choisir entre un retour au travail à temps plein ou le départ à la retraite portait atteinte aux aspects d'inamovibilité et de sécurité financière de leur indépendance judiciaire. La Cour suprême a jugé que la loi était inconstitutionnelle; elle a aussi établi le fardeau de la preuve du demandeur qui réclame des dommages-intérêts sur le fondement de l'art. 24 de la Charte5 dans le cas d'une loi inconstitutionnelle :

« Selon un principe général de droit public, en l'absence de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d'abus de pouvoir, les tribunaux n'accorderont pas de dommages-intérêts pour le préjudice subi à cause de la simple adoption ou application d'une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle » (par. 78).

Dans l'arrêt Mackin, la Cour a fait valoir qu'à défaut d'un tel comportement, assujettir la fonction législative au régime de la responsabilité civile empêcherait le gouvernement d'agir avec efficience et efficacité. Elle conclut que, bien que ces cas soient rares, il peut arriver que des dommages-intérêts soient octroyés après une déclaration d'inconstitutionnalité, mais une telle action ne peut être jumelée à une action en déclaration d'invalidité fondée sur l'art. 52 de la Charte.

La Cour d'appel confirme que l'arrêt Mackin est bien la jurisprudence pertinente en l'espèce et que cet arrêt a établi le seuil élevé auquel devait satisfaire M. Power pour obtenir les dommages-intérêts réclamés.

Le principal argument du procureur général est que l'immunité de la Couronne tire sa source des principes de la séparation des pouvoirs, de la souveraineté du Parlement et de l'immunité parlementaire. Même si la Cour suprême ne s'est pas explicitement penchée sur le sujet dans l'arrêt Mackin, elle demeure convaincue qu'elle a répondu à la question en litige.

Premièrement, le procureur général soutient que le fait d'assortir l'action gouvernementale d'une responsabilité quelconque constituerait un empiétement inapproprié du pouvoir judiciaire sur le pouvoir législatif. La Cour rejette cet argument au motif qu'une action fondée sur l'art. 24 de la Charte, au même titre qu'une action fondée sur l'art. 52, relève exclusivement du pouvoir judiciaire, rappelant cependant que le demandeur doit satisfaire au seuil fixé dans l'arrêt Mackin pour que le tribunal donne droit à sa réclamation en dommages-intérêts pour une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle.

Ensuite, le procureur général prétend que, sans une immunité absolue, le gouvernement sera réduit à exercer son pouvoir législatif sous la contrainte d'une responsabilité future. Réitérant que la Cour suprême dans l'arrêt Mackin a rejeté à juste titre l'immunité absolue en lui imposant un certain seuil, plaçant ainsi un très lourd fardeau sur la personne qui réclame des dommages-intérêts pour une loi inconstitutionnelle, la Cour ne retient pas cet argument non plus.

Le procureur général soutient également que, « en appuyant une théorie de la responsabilité fondée sur la prétendue mauvaise foi ou le prétendu aveuglement volontaire du Parlement, le juge saisi de la motion a ouvert la porte à l'examen de l'action parlementaire, fermant ainsi les yeux sur les catégories bien établies du privilège parlementaire » (par. 25). Là encore, la Cour insiste sur le fait que l'arrêt Mackin a répondu à la question de droit qu'a présentée le procureur général dans sa motion soulevant un point de droit et elle écarte cet argument.

Enfin, le procureur général fait valoir que le juge saisi de la motion a mal interprété l'arrêt Mackin et d'autres arrêts de la Cour suprême relatifs à la responsabilité civile et à la Charte. La Cour insiste sur le fait que la question des dommages-intérêts était un enjeu central dans l'arrêt Mackin, que le seuil a été clairement établi et qu'il a été appliqué en conséquence par le juge saisi de la motion. La Cour n'a pas jugé bon d'appliquer d'autres décisions de jurisprudence comme l'arrêt Doucet-Boudreau6, dans lequel la Cour suprême a déclaré que les tribunaux doivent faire preuve de doigté lorsqu'ils appliquent l'art. 24 de la Charte, et l'arrêt Mikisew7, où les juges ont décidé à l'unanimité que la Cour fédérale n'était pas habilitée par le législateur à examiner l'adoption d'une loi.

La Cour concède que, n'eût été l'arrêt Mackin, les arguments du procureur général auraient pu s'avérer prometteurs, mais l'arrêt Mackin était bien la jurisprudence qu'il convenait d'appliquer, et le juge saisi de la motion n'a pas commis d'erreur en appliquant le droit établi par cet arrêt pour répondre à la question du procureur général.

Conclusion

Le 2 mars 2023, la Cour suprême a accueilli la demande d'autorisation d'appel du procureur général.

Reste à savoir si le plus haut tribunal du pays acceptera d'examiner le seuil qu'il a lui-même établi dans l'arrêt Mackin afin de renforcer l'immunité de la Couronne contre le système de dommages-intérêts pour une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle.

L'auteur tient à remercier Meena Mrakade, étudiante en droit, pour sa précieuse collaboration.

Footnotes

1. Procureur général du Canada  c. Power, 2022 NBCA 14.

2.  Loi limitant l'admissibilité à la réhabilitation pour des crimes graves, L.C. 2010, c. 5, art. 10.

3. Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1, art. 161. 

4. Mackin  c. Nouveau-Brunswick (ministre des Finances)Rice  c. Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13.

5. Charte canadienne des droits et libertés, par. 24(1), Partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l'annexe B de la Loi de 1982 du Canada (R.-U.), 1982, c. 11.

6. Doucet-Boudreau  c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l'Éducation),  2003 CSC 62.

7. Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur en conseil), 2018 CSC 40.

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