Bulletin Travail, emploi et droits de la personne | L'Espace RH

Dans l'affaire R. c. Jarvis, la Cour suprême du Canada a statué à l'unanimité qu'une personne peut avoir une attente raisonnable de protection en matière de vie privée même lorsqu'elle est observée ou filmée dans un lieu public1. La décision portait sur un enseignant d'une école secondaire accusé d'avoir commis une infraction de voyeurisme en vertu du Code criminel. Toutefois, ce jugement pourrait avoir une portée qui dépasse le seul domaine du droit criminel, les juges majoritaires de la Cour suprême ayant établi un cadre au moyen duquel des personnes, notamment des employés, pourraient faire valoir leur droit à la vie privée contre autrui, y compris contre leurs collègues ou leur employeur, lorsqu'ils se trouvent dans des lieux publics.

L'article 162(1)(c) du Code criminel interdit à une personne d'observer une autre personne subrepticement, ou de produire un enregistrement visuel d'une autre personne, « se trouvant dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée », et le fait dans un but sexuel. Dans ce cas-ci, l'enseignant accusé se servait d'une caméra dissimulée à l'intérieur d'un stylo pour produire des enregistrements vidéos d'élèves de sexe féminin. Les vidéos mettaient à l'avant-plan le haut du corps des élèves qui ne savaient pas qu'elles étaient filmées. La seule question que la Cour devait trancher était la suivante : lorsqu'ils sont dans les zones communes de l'école, y compris les salles de classe et les corridors, les élèves du secondaire ont-ils une attente raisonnable de protection en matière de vie privée?

Selon la majorité des juges de la Cour suprême, afin de répondre à cette question, il faut tenir compte de l'ensemble du contexte, y compris de la liste non exhaustive de facteurs suivante2 :

  • Une personne s'attend à une protection totale de sa vie privée dans certains lieux. Cependant, lorsqu'une personne s'attend à être observée par des étrangers dans un lieu public, cela ne signifie pas qu'elle renonce à toute attente raisonnable de protection en matière de vie privée3.
  • Les attentes d'une personne seront fondamentalement différentes selon qu'elle sera observée ou fera l'objet d'un enregistrement. Les enregistrements sont permanents, peuvent capter le moindre détail, et l'auteur peut y avoir accès et les modifier, les manipuler, les étudier et les diffuser4.
  • La connaissance ou le consentement de la personne observée ou filmée sont pertinents, mais ne constituent pas un élément déterminant. Dans certains cas, un enregistrement subreptice ne viole peut-être pas l'attente raisonnable de protection en matière de vie privée d'une personne. De même, une observation ou un enregistrement qui est fait ouvertement peut quand même violer l'attente de protection en matière de vie privée d'une personne5.
  • Les attentes de protection en matière de vie privée d'une personne varient s'il s'agit d'une observation ou d'un enregistrement ponctuel ou continu, facilité ou affiné par un recours à la technologie. L'utilisation de certaines technologies crée des enregistrements permanents ou permet à une personne de voir ou d'entendre certaines choses qui ne sont normalement pas visibles ou audibles (par exemple, avec l'utilisation d'un téléobjectif)6.
  • Le type d'activité observée ou enregistrée constitue un facteur important. Les tribunaux accordent une grande valeur aux attentes de protection en matière de vie privée des personnes, notamment en ce qui concerne leur intimité et les parties sexualisées de leur corps, tout comme leurs renseignements personnels7.
  • L'ensemble des règles, règlements ou politiques qui régissent l'observation ou l'enregistrement en question doit être examiné. L'analyse variera selon que la règle, le règlement ou la politique est connu ou s'accorde avec les normes de conduite établies8.
  • L'attente de protection en matière de vie privée d'une personne est plus élevée lorsque la relation entre la personne qui a fait l'objet de l'observation ou de l'enregistrement et celle qui l'observe ou la filme est une relation de confiance.
  • Le but dans lequel une observation ou un enregistrement est fait a une incidence sur l'attente de protection en matière de vie privée d'une personne. Par exemple, l'attente en matière de vie privée est faible quand un patient se dévêt dans le cadre d'un examen médical9.
  • Finalement, un tribunal devrait tenir compte du fait que la personne observée ou enregistrée est un enfant ou une jeune personne.

Après l'examen de ces facteurs pertinents, la Cour a statué que les élèves filmées par l'enseignant accusé avaient une attente raisonnable de protection en matière de vie privée dans les salles de classe et les corridors de leur école, et ce même si elles se trouvaient dans un lieu public et que des caméras de sécurité étaient installées dans l'enceinte de l'école. Fait à remarquer, la Cour a jugé qu'elle serait parvenue à la même conclusion si un étranger avait utilisé une caméra dissimulée dans un stylo pour effectuer des enregistrements dans une rue publique10.

Étant donné la nouveauté de ce cadre, les conséquences que cette décision aura sur le droit à la vie privée et sur la possibilité d'intenter une poursuite civile pour une atteinte à ce droit à la vie privée dans de telles circonstances demeurent inconnues. Cependant, avec l'utilisation très répandue de la technologie, il est probable que cet aspect du droit soit utilisé par les employés pour faire valoir leur droit à la vie privée sur leur lieu de travail, y compris dans les aires « publiques », à condition que l'employé puisse être réputé avoir une attente de protection en matière de vie privée selon le cadre établi par la Cour suprême.

Footnotes



1 R. c. Jarvis, 2019 CSC 10 par. 37, 131

2 Ibid., par. 28-29

3 Ibid., par. 61

4 Ibid., par. 62

5 Ibid., par. 33

6 Ibid., par. 63, 75, 81

7 Ibid., par. 65-66, 82

8 Ibid., par. 83

9 Ibid., par. 31

10 Ibid., par. 90

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