Une décision rendue la semaine dernière a tranché en faveur du système de santé public existant dans le cadre de la contestation judiciaire qui durait depuis plus de dix ans et qui portait sur le droit d'accroître la privatisation des soins de santé. L'affaire a soulevé des questions concernant la constitutionnalité des restrictions imposées sur la capacité des résidents de la Colombie‑Britannique de payer au privé pour des services de soins de santé médicalement nécessaires, comme alternative aux longs délais d'attente dans le système de soins de santé public.

L'affaire Cambie Surgeries Corporation c. British Columbia[1] a été déposée en 2009 et a été portée devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique en 2016. Le jeudi 10 septembre 2020, l'honorable juge John Steeves a rendu sa décision de 880 pages, qui a rejeté les arguments des demandeurs. 

Le procès a été appelé dans les médias « l'affaire Brian Day », en référence à l'un des demandeurs, le Dr Brian Day, chirurgien orthopédique et PDG de la clinique privée Cambie Surgery située à Vancouver. Le Dr Day et les autres demandeurs ont entamé une contestation judiciaire quant à l'interdiction de la province de permettre aux résidents de payer au privé pour des services médicalement nécessaires qui sont déjà couverts par le système de santé public. Ils ont fait valoir qu'il est inconstitutionnel d'empêcher les résidents d'accéder à des soins de santé privés médicalement nécessaires, y compris les interventions chirurgicales, alors que le système public ne permet pas d'y accéder dans des délais raisonnables. En outre, les demandeurs ont allégué que les longs délais d'attente pour un traitement causent un préjudice réel et important aux patients, et que le fait d'autoriser la création d'un système de soins de santé privé parallèle créerait une soupape de sécurité dont le besoin est criant.

Recours intenté par les demandeurs

Les demandeurs ont soutenu que les articles 14, 17, 18 et 45 de la Medicare Protection Act de la Colombie-Britannique (la « Loi ») sont inconstitutionnels. Ils ont affirmé que ces dispositions ont pour effet d'interdire aux résidents de la Colombie-Britannique d'accéder aux services de soins de santé privés médicalement nécessaires et que cette interdiction contrevient aux droits des résidents de la Colombie-Britannique en vertu de l'article 7 et de l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte»). En outre, les demandeurs ont fait valoir que cette atteinte ne saurait être justifiée au titre de l'article 1 de la Charte.

En résumé, l'article 14 de la Loi prévoit le mécanisme de paiement des médecins pour les services rendus aux résidents de la Colombie-Britannique. Les articles 17 et 18 fixent des limites aux honoraires que les médecins peuvent facturer au régime provincial pour la prestation de ces services. L'article 45 interdit la vente d'une assurance maladie privée pour les services médicalement nécessaires couverts par le régime provincial. Les demandeurs ont allégué que l'interdiction imposée par ces articles contrevient aux droits garantis par la Charte en vertu des articles 7 et 15.

En ce qui concerne la demande fondée sur l'article 7 de la Charte, les demandeurs ont avancé que les dispositions contestées contrevenaient au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, puisque les délais d'attente dans le système public sont cliniquement déraisonnables, et qu'en ne fournissant pas de services médicaux dans des délais raisonnables à tous les résidents, la Loi cause un préjudice réel et important à la santé physique et mentale des résidents de la Colombie-Britannique. Les demandeurs ont de plus soutenu que l'atteinte que ces dispositions entraînent est arbitraire et inutile et que le préjudice causé est exacerbé par les restrictions d'accès aux solutions de rechange en matière de soins de santé privés.

De surcroît, les demandeurs ont fait valoir que les dispositions contestées contreviennent à l'article 15 de la Charte, en conférant un avantage ou en imposant un fardeau qui établit une distinction discriminatoire fondée sur un motif énuméré ou analogue. Ils ont déclaré que les exceptions prévues par la Loi constituent un traitement inégal sur le plan juridique, car certains résidents de la Colombie-Britannique peuvent obtenir des soins de santé privés s'ils remplissent les conditions d'exemption requises. Par exemple, les demandeurs ont cité une exception qui s'applique aux personnes admissibles en vertu de la Workers Compensation Act de la Colombie‑Britannique. Les demandeurs ont soutenu qu'il est arbitraire et injuste de fournir plus rapidement des soins de santé dans les cliniques privées uniquement aux travailleurs blessés au travail, plutôt qu'à toute personne ayant subi un accident, quel que soit son statut professionnel. Ainsi, les dispositions de la Loi contestées imposeraient un fardeau inégal lié aux motifs de discrimination illicite, notamment l'âge et le handicap. En outre, les demandeurs ont proposé une nouvelle théorie fondée sur les intérêts, faisant valoir que les dispositions contestées traitent les gens de manière inégale sur la base de leurs intérêts dans l'intégrité corporelle, la santé et le bien-être et la nécessité d'avoir accès à des soins médicaux dans des délais raisonnables. Ils ont déclaré que cela « reflète un intérêt d'importance fondamentale qui devrait être reconnu comme une discrimination illégale » en vertu de l'article 15.

Enfin, les demandeurs ont affirmé que les dispositions contestées ne peuvent être justifiées au titre de l'article 1 de la Charte en tant que limite raisonnable et justifiée aux droits garantis par les articles 7 et 15.

La position de la province

La province a plaidé que les dispositions contestées ne sauraient être invalidées pour cause d'inconstitutionnalité et a invoqué la législation fédérale pour justifier son raisonnement. Elle a fait valoir que les dispositions en question garantissent le maintien de l'objectif premier de la Loi canadienne sur la santé (la « LCS »), dans la mesure où la province doit «  faciliter un accès satisfaisant aux services de santé, sans obstacle d'ordre financier ou autre [2] ». En outre, la province a affirmé la nécessité d'interdire un régime d'assurance privé parallèle afin de garantir que le système de soins de santé public ne subventionne pas un système privé « non éthique » accessible à quelques privilégiés seulement. À titre d'exemple, la province a fait remarquer que si les médecins étaient autorisés à travailler à la fois dans les systèmes de santé public et privé, ils auraient intérêt à maintenir de longues listes d'attente dans le système public afin que les patients soient portés à se faire soigner par eux dans le secteur privé. De plus, les soins offerts dans le système privé se concentreraient sur les domaines rentables dont les patients présentent peu de risques, ce qui laisserait au système public la charge de traiter les cas complexes et moins rentables.

La province a également fait valoir que si un système de soins de santé privé parallèle en Colombie-Britannique était autorisé à coexister avec le système public et à facturer des services médicalement nécessaires aux patients, il deviendrait plus difficile d'assurer un nombre suffisant de médecins dans le système public en raison de la concurrence dans le même bassin de professionnels. Par conséquent, un système de soins de santé privé augmenterait à coup sûr les délais d'attente dans le système public. Cela poserait également un problème d'équité, car les personnes de statut socio-économique inférieur qui ne pourraient pas se payer des soins privés ou qui ne seraient pas admissibles à une assurance privée subiraient les conséquences d'un détournement des ressources humaines vers le système privé. De ce fait, la province a fait valoir que les interdictions applicables aux soins de santé privés sont nécessaires afin de préserver l'intégrité d'un système de santé public universel, un système où tous les résidents de la Colombie-Britannique ont accès aux services médicalement nécessaires garantis selon des modalités et conditions uniformément définies, sans obstacles d'ordre financier ou autre.

Décision

Le juge Steeves a indiqué que la contestation d'une loi au motif qu'elle est inconstitutionnelle avec l'article 7 de la Charte requiert une analyse en deux étapes. Tout d'abord, le demandeur doit établir que les dispositions contestées portent atteinte à un droit garanti par la Charte. Ensuite, une fois qu'il a été établi que cette atteinte existe, la personne qui fait la demande doit également démontrer que l'atteinte est contraire aux principes de justice fondamentale. 

Le juge Steeves a statué que les demandeurs n'ont eu gain de cause qu'à la première étape de l'analyse de l'article 7. Il a convenu que les délais d'attente déraisonnables pouvaient porter atteinte au droit à la sécurité de la personne pour certains patients. Pour arriver à cette conclusion, le juge Steeves s'est appuyé sur des preuves d'experts qui ont démontré que le fait d'attendre au-delà du délai imparti (ou du point de repère de la liste d'attente) pour une intervention chirurgicale peut augmenter le risque que la santé d'un patient se détériore et réduire les chances de réussite d'une telle intervention. Il a soutenu que la liste d'attente a un impact important d'un point de vue clinique sur la santé et le bien-être du patient et a noté que « [TRADUCTION] dans ces situations, refuser aux patients la possibilité d'éviter des délais d'attente déraisonnables constitue une atteinte à leur droit à la sécurité de la personne (par. 1931-1942) ». Toutefois, le juge Steeves a également déclaré que les preuves d'experts ont démontré que « des soins de haute qualité sont fournis dans des délais raisonnables aux patients présentant des problèmes de santé urgents et nouveaux qui mettent en danger leur vie ou leur intégrité physique, et qu'il n'existe aucune preuve de décès dû à l'attente en Colombie-Britannique (par. 1748-1763) ». En conséquence, il a conclu que le droit à la vie n'était pas en cause, pas plus que le droit à la liberté, car les dispositions contestées ne privaient pas les patients de la liberté d'accepter ou de refuser un traitement médical.

Quant à la deuxième étape de l'analyse de l'article 7, le juge Steeves a estimé que les demandeurs n'avaient pas réussi à démontrer que l'atteinte au droit pertinent de l'article 7 (sécurité de la personne) était contraire aux principes de justice fondamentale, plus précisément aux principes qui portent sur les notions de caractère arbitraire, de portée excessive et de disproportion exagérée. Le juge Steeves a indiqué que l'effet combiné des dispositions contestées n'est pas arbitraire, car celles-ci ont pour effet de préserver l'objectif premier de la LCS : garantir que l'accès aux soins médicaux nécessaires soit fondé sur les besoins et non sur la capacité financière des personnes. De même, il a conclu qu'il existait un lien rationnel entre l'objectif et le préjudice (ou l'effet) des dispositions contestées, dans la mesure où celles-ci réprimaient et décourageaient la création d'un système de soins de santé parallèle, ce qui entraînerait la création d'un deuxième niveau de soins de santé préférentiels pour les services médicaux nécessaires offerts aux résidents de la Colombie‑Britannique qui peuvent se permettre les services privés. Fait important, le juge Steeves a réitéré ce qu'il considère comme des « préoccupations valables » mises en avant par les experts de la province, à savoir que si un système de soins de santé privé était autorisé, les délais d'attente ne diminueraient pas dans le système public, mais augmenteraient en fait, ce qui entraînerait un accès encore plus inéquitable à des soins dispensés dans des délais raisonnables pour ceux qui ne peuvent pas se permettre la solution du privé (par. 2664). Qui plus est, le juge Steeves a conclu que les dispositions contestées n'ont pas de portée excessive, car elles ne couvrent pas les pratiques sans rapport avec leur objectif, et qu'elles ne sont pas non plus disproportionnées, car leur effet n'est pas incompatible avec leur objectif. En conséquence, le recours des demandeurs au titre de l'article 7 a été rejeté au motif que ces derniers n'ont pas démontré qu'une atteinte avait été portée au droit à la sécurité de la personne en vertu de la Charte, en violation des principes de justice fondamentale.

Dans sa conclusion sur l'article 7, le juge Steeves a statué que la célèbre décision de la Cour suprême du Canada Chaoulli c. Québec (Procureur général) [3] n'était pas déterminante. Cette conclusion s'explique notamment par le fait qu'elle n'était pas contraignante en Colombie‑Britannique (la décision majoritaire ayant été fondée sur la Charte québécoise), et l'absence d'une majorité claire de la Cour suprême à cette deuxième étape de l'analyse de l'article 7 a rendu impossible l'inférence d'un ratio clair qui pourrait être appliqué à l'affaire dont il est saisi.

Le juge Steeves a également rejeté la demande des demandeurs au titre de l'article 15. Il n'a pas reconnu que les dispositions contestées confèrent un avantage ou imposent un fardeau qui établit une distinction discriminatoire fondée sur un motif énuméré ou analogue. En outre, il a estimé qu'il n'y avait pas de preuve étayant la suggestion des demandeurs selon laquelle les dispositions ont un effet négatif disproportionné sur les personnes âgées, les très jeunes ou les personnes handicapées. Il a refusé de considérer la nouvelle théorie « fondée sur les intérêts » des demandeurs, au motif qu'elle s'écarte de la jurisprudence bien établie de la Cour suprême du Canada selon laquelle « l'analyse de la discrimination doit se faire dans le contexte des motifs traditionnellement énumérés et analogues ». Il a ajouté : « D'un point de vue conceptuel et pratique, je ne vois pas comment un tribunal peut déterminer si une loi est discriminatoire parce qu'elle porte atteinte aux "intérêts personnels fondamentaux" d'un groupe sans avoir recours à une autre caractéristique distincte du groupe (para. 2861 à 2869). »

Jugeant qu'il n'y avait pas d'atteinte à l'article 7 ou à l'article 15 de la Charte, le juge Steeves a conclu qu'il n'était pas nécessaire d'examiner si les dispositions contestées sont justifiées au regard de l'article 1 de la Charte. Toutefois, à la lumière de la nature unique de l'affaire et des questions juridiques soulevées, il a décidé qu'il était approprié de le faire. Il a écrit que « dans le contexte de programmes sociaux complexes tels que les soins de santé, où il est nécessaire d'équilibrer des intérêts et des revendications contradictoires en raison de ressources limitées, le gouvernement doit faire preuve d'une grande déférence en vertu de l'article 1 (par. 2885-2893, 2898, 2922, 2931, 2936) ». Par ailleurs, il a estimé qu'il existait un lien rationnel entre la nécessité d'empêcher la création d'un système de soins de santé privé concurrent qui fasse double emploi et l'objectif urgent et important de préserver et de garantir la viabilité d'un système de santé public universel qui assure l'accès aux services médicaux nécessaires en fonction des besoins et non de la capacité financière. De plus, il a réitéré que les preuves soutenaient l'affirmation de la province selon laquelle les dispositions contestées n'entraînent qu'une atteinte minimale et que leurs effets sont proportionnels à leurs objectifs. Ainsi, il a déclaré pour résumer : « Même si j'avais conclu à une atteinte aux articles 7 ou 15 de la Charte, j'aurais néanmoins conclu que les dispositions contestées constituent une limite raisonnable à ces droits et que leur justification dans le cadre d'une société libre et démocratique au sens de l'article 1 peut se démontrer. »

Prochaines étapes

Il est probable que cette bataille se poursuive et que les demandeurs fassent appel de la décision devant la Cour d'appel de la Colombie-Britannique. Il ne serait pas surprenant que la partie ayant succombé à la Cour d'appel demande l'autorisation de faire appel de la décision de cette Cour devant la Cour suprême du Canada. Il importe de suivre l'évolution de cette affaire déterminante, car elle présente de nombreuses implications pour l'avenir du système de santé public du Canada.

Footnotes

1 2020 BCSC 1310.

2 L.C. 1984, ch. 6, art. 3.

3 2005 CSC 35.

Originally published by Fasken, October 2020

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