Une fois de plus, l’incertitude plane sur le Canada en ce qui concerne le projet d’agrandissement du pipeline Trans Mountain (projet TMX), ce qui en soi laisse présager que l’imprévisibilité liée au cadre réglementaire du Canada régissant les grands projets d’infrastructures énergétiques dans leur ensemble se poursuivra. Ce dernier épisode d’incertitude découle de la décision qu’a récemment rendue la Cour d’appel fédérale (CAF) dans Tsleil-Waututh Nation c. Canada (Procureur général), publiée le 30 août 2018. Dans sa décision, la Cour conclut que l’Office national de l’énergie (ONE) a failli à son devoir d’évaluer l’impact du transport maritime lié au projet TMX sur la faune marine, et que la Couronne n’a pas adéquatement consulté les communautés autochtones. La Cour a annulé le décret délivré par le Cabinet fédéral (GEC), annulant par le fait même le certificat d’utilité publique (CUP) que l’ONE avait délivré pour le projet TMX.

Ce même jour, et peu de temps après l’annonce du jugement, les actionnaires de Kinder Morgan ont voté massivement en faveur de la vente du projet TMX au gouvernement du Canada. Bien que le jugement n’ait aucune incidence sur la vente du projet TMX au gouvernement du Canada, la capacité de ce dernier de revendre le pipeline à un tiers est sujette à davantage d’incertitude en raison des délais et des changements possibles aux conditions du projet TMX qui pourraient être apportés à la suite d’autres consultations.

Ce n’est pas la première fois que des approbations de projets de l’ONE sont contestées devant les tribunaux.1 En 2016, dans l’affaire Nation Gitxaala c. Canada, un autre jugement rédigé par la juge Dawson, la CAF a tiré une conclusion semblable, annulant ainsi le décret délivré par le GEC et, par le fait même, le CUP que l’ONE avait délivré pour le projet du pipeline Northern Gateway. Finalement, le projet du pipeline Northern Gateway n’a pas été réalisé. Seul le temps nous dira si le projet TMX connaîtra le même sort.

Résumé de l’affaire

Dans l’affaire Tsleil-Waututh, la révision judiciaire a principalement porté sur deux séries de prétendues lacunes dans la décision du GEC relativement au projet TMX. La première concernait des questions de nature administrative et réglementaire, alors que la deuxième concernait l’obligation de la Couronne de consulter les peuples autochtones. La demande de révision a été présentée par six groupes autochtones2, par les villes de Vancouver et de Burnaby et par deux organisations non gouvernementales3 (collectivement, les « demanderesses »). Ensemble, les demanderesses ont contesté le décret et la décision du GEC, ainsi que sa capacité de se fonder sur le rapport de l’ONE de mai 2016 qui recommandait au GEC d’approuver la construction et l’exploitation du projet TMX.

Questions de nature administrative et réglementaire

Les demanderesses ont prétendu que le rapport de l’ONE comportait des lacunes tellement graves que le GEC ne pouvait pas se fonder sur celui-ci pour prendre sa décision d’approuver le projet TMX. Les lacunes soulevées étaient les suivantes :

  1. le processus de l’ONE contrevenait aux exigences en matière d’équité de la procédure;
  2. l’ONE a omis de régler certaines questions avant que le projet TMX ne soit recommandé pour approbation;
  3. l’ONE a omis de considérer des solutions de rechange au terminal portuaire Westridge;
  4. l’ONE a omis d’évaluer l’impact du transport maritime lié au projet en vertu de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (LCEE de 2012); et
  5. l’ONE a commis des erreurs dans son application de la Loi sur les espèces en péril (LSEP).

Bien que les demanderesses aient tenté de faire valoir que le rapport de l’ONE et la recommandation au GEC étaient susceptibles de révision judiciaire, la Cour, compte tenu du précédent jurisprudentiel établi dans l'affaire Gitxaala, a rejeté ces arguments. Ce faisant, la Cour a estimé qu’en vertu du régime législatif actuel, le décideur était le GEC, mais que ce dernier ne pouvait fonder sa décision sur un rapport de l’ONE comportant des lacunes importantes. Ainsi la Cour a conclu que le rapport de l’ONE n’était pas immunisé contre la révision, mais qu’il fallait plutôt le réviser pour garantir que le GEC pouvait légitimement s’y fier.

C’est dans ce contexte que la Cour a constaté, dans l’affaire Tsleil-Waututh, que la majorité des questions de nature administrative et réglementaire soulevées par les demanderesses en révision n’avait pas d’incidence sur la validité du rapport de l’ONE. Toutefois, la Cour a déterminé que l’ONE avait commis une « erreur critique » à l’étape de l’établissement de la portée des impacts du projet lorsqu’il a exclu, sans raison, le transport maritime lié au projet dans son évaluation de la portée des impacts du projet selon la LCEE de 2012. Ce faisant, l’ONE n’a pas respecté l’exigence selon laquelle il devait déterminer, en vertu de la LCEE de 2012, si les impacts du transport maritime lié au projet étaient susceptibles d’avoir une incidence défavorable importante sur l’environnement et, dans l’affirmative, si ces impacts étaient justifiés dans les circonstances. L’ONE a plutôt évalué les impacts du transport maritime lié au projet dans son évaluation de l’intérêt public en vertu de la Loi sur l’Office national de l’énergie. Ce faisant, il semble que l’ONE se soit ostensiblement fié au fait qu’il n’assurait pas la surveillance réglementaire sur le trafic maritime.

En raison de cette exclusion, l’ONE a conclu que l’article 79 de la LSEP ne s’appliquait pas à son évaluation des impacts du transport maritime lié au projet TMX. De plus, l’ONE a omis de considérer ses obligations en vertu de l’article 79 pour ce qui est des espèces en péril, particulièrement les épaulards résidents du Sud. Néanmoins, l’ONE a, dans son rapport, effectué une analyse partielle des impacts du transport maritime lié au projet et a conclu que ces activités étaient susceptibles d’avoir des impacts négatifs considérables sur la population d’épaulards résidents du Sud. Il a été soutenu que cette évaluation permettait à l’ONE de respecter, pour l’essentiel, l’article 79 de la LSEP, sans égard à son erreur dans l’établissement de la portée des impacts selon la LCEE de 2012. Toutefois, tout en reconnaissant que l’ONE ne pouvait pas réglementer le transport maritime, y compris la vitesse et les trajectoires des navires, la Cour a conclu que l’ONE était tenu d’évaluer les conséquences de son incapacité pour faire en sorte des mesures soient prises en vue d’atténuer les impacts sur les épaulards résidents du Sud, mais qu’il avait omis de le faire et qu’il avait plutôt recommandé l’approbation du projet TMX sans qu’aucune mesure d’atténuation ne soit imposée pour éviter ou diminuer ces impacts.

La Cour a conclu que l’exclusion par l’ONE du transport maritime lié au projet dans son établissement de la portée des impacts du projet TMX occasionnait une suite de graves lacunes, de sorte que le rapport de l’ONE n’était pas du genre à fournir au GEC l’information dont il avait besoin. La Cour a déterminé que les conclusions déficientes de l’ONE à propos des impacts du projet TMX étaient tellement critiques que le GEC ne pouvait pas, sur le plan fonctionnel, évaluer les impacts environnementaux du projet TMX et l’intérêt du public requis par la loi.

Questions relatives aux consultations avec les peuples autochtones

Les demanderesses autochtones ont exprimé une multitude de préoccupations et soulevé des lacunes tant dans la conception que dans l’exécution de la consultation menée par la Couronne. La Cour a quand même jugé que le cadre de consultation choisi par la Couronne pour le projet TMX était raisonnable et suffisant, et que l’ONE s’était convenablement acquitté de ses obligations pour ce qui est de la consultation avec les peuples autochtones. En revanche, la Cour a conclu que dans la consultation qui a suivi la publication du rapport de l’ONE, connue sous le nom de consultation de phase III, la Couronne ne s’était pas acquittée convenablement de son obligation de consultation. Malheureusement, cette situation n’est pas sans rappeler l’affaire Gitxaala, où la CAF a conclu que la Couronne avait aussi omis de satisfaire à ses obligations à la même étape (appelée consultation de phase IV dans l’affaire Gitxaala).

Pour en conclure que la consultation de phase III dans le projet TMX, laquelle était centrée sur les préoccupations des peuples autochtones quant aux impacts liés au projet et sur les mesures d’accommodement additionnelles requises, était sérieusement déficiente et qu’elle ne respectait pas les exigences d’une consultation raisonnable, la Cour s’est fondée sur les faits suivants :

  1. Les représentants de la Couronne ont écouté et noté les préoccupations des demanderesses autochtones de bonne foi, mais ils ont omis d’offrir un espace de dialogue réceptif, réfléchi et véritable en réponse à ces préoccupations.
  2. La capacité de la Couronne de consulter et de dialoguer à la phase III du processus de consultation était limitée pour deux raisons : a) la réticence de la Couronne de s’éloigner des conclusions et des recommandations de l’ONE afin de réellement comprendre les préoccupations des demanderesses autochtones, de les considérer et d’y répondre de manière adéquate, et b) la conception erronée de la Couronne selon laquelle elle ne pouvait pas imposer de conditions supplémentaires au projet TMX. Il s’agit là d’une conception erronée qui ne respectait pas les principes de droit énoncés dans l’affaire Gitxaala, selon lesquels le GEC a nécessairement le pouvoir d’imposer des conditions à tout CUP.
  3. Les efforts supplémentaires d’atténuation et de consultation de la Couronne, tel que le Comité consultatif et de surveillance autochtone et le Plan national de protection des océans, que la Cour a qualifié d’initiatives louables conçues pour appuyer le processus de consultation et répondre aux questions relatives au transport maritime, respectivement, étaient mal définis au moment de la consultation de phase III et ne pouvaient pas répondre aux préoccupations ou les atténuer au moment où le projet TMX a été approuvé.

Prochaines étapes pour le GEC et le projet TMX

En annulant le décret délivré par le GEC, la Cour a déclaré nul le CUP qui approuvait la construction et l’exploitation du projet TMX et a transféré au GEC l’approbation du projet TMX afin qu’il rende une nouvelle décision dans les plus brefs délais. La Cour a exigé que toute nouvelle décision prenne en compte les éléments suivants :

  1. le GEC doit demander à l’ONE (ou à son remplaçant) d’examiner de nouveau ses recommandations et ses conditions;
  2. le GEC peut demander à l’ONE d’effectuer ce nouvel examen en tenant compte de tout autre facteur précisé par le GEC;
  3. le GEC peut imposer un délai précis à l’ONE pour qu’il effectue ce nouvel examen;
  4. l’ONE doit réexaminer, en tenant compte des principes exposés, si le transport lié au projet est secondaire au projet TMX, l’application de l’article 79 de la LSEP au transport lié au projet, l’évaluation environnementale du projet TMX par l’ONE à la lumière de la définition du projet TMX, la recommandation de l’ONE en vertu de la LCEE de 2012 et toute autre question que le GEC estime appropriée;
  5. la Couronne doit mener de nouveau la consultation de phase III; le projet TMX pourra seulement être présenté au GEC pour approbation lorsque cette consultation aura été faite et que des accommodements auront été apportés.

En ce qui concerne toute future consultation de phase III, la Cour a conclu que les préoccupations soulevées par les demanderesses autochtones au cours de la consultation de phase III précédente étaient spécifiques et ciblées, de sorte que le dialogue que la Couronne doit engager se doit également d’être spécifique et ciblé. De l’avis de la Cour, cela devrait permettre au nouveau processus de consultation d’être bref et efficace, tout en s’assurant qu’il soit significatif, dans le but ultime qu’il soit réalisé dans, ce que la Cour a qualifié, de « courts délais ».

Il reste à voir si le gouvernement du Canada déposera une demande d’autorisation d’appel de la décision devant la Cour suprême du Canada, ou s’il tentera plutôt de remédier à la situation et de combler les lacunes constatées par la Cour.

Conclusion

À la suite de l’affaire Gitxaala, le jugement de la Cour dans l’affaire Tsleil-Waututh démontre, une fois de plus, que les promoteurs de grands projets d’infrastructure énergétique au Canada, plus particulièrement les projets soumis à la supervision de l’ONE, sont confrontés à des aléas réglementaires considérables, impossibles à contrôler ou à atténuer. Des erreurs des autorités de réglementation ou du gouvernement, que ce soit au début de l’examen réglementaire, comme dans le cas de l’établissement de la portée des impacts du projet TMX en vertu de la LCEE de 2012 par l’ONE, ou vers la fin de l’examen réglementaire, comme dans le cas de la consultation des peuples autochtones après la décision de l’ONE dans le cadre du projet TMX et du projet du pipeline Northern Gateway, continuent de se produire. Ces erreurs sont commises même si le régime législatif et réglementaire, en particulier les lois concernant l’obligation de la Couronne en matière de consultation avec les peuples autochtones, est bien en place et connu.

En définitive, les promoteurs de projets, les autorités de réglementation et le gouvernement doivent s’assurer, tant individuellement que collectivement, d’identifier, de comprendre et de régler les préoccupations qui sous-tendent l’opposition aux projets d’infrastructure énergétique. Voilà qui est d'autant plus vrai qu’un grand nombre de modifications sont proposées dans le projet de loi C-69, dont la Régie canadienne de l’énergie devra tenir compte dans l’évaluation des futures demandes de construction de pipelines.4

Footnote

1 Nation Gitxaala c. Canada, 2016 CAF 187, 2016 4 RCF 418; Chippewas of the Thames First Nation c. Pipelines Enbridge inc., 2017 CSC 41, 2017 1 RCS 1099; Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo Services Inc., 2017 CSC 40, 2017 1 RCS 1069.

2 La Nation Tsleil-Waututh, la Nation Squamish, la Bande indienne de Coldwater, le Stó:lō Collective, Upper Nicola et Stk’emlupsemc te Secwepemc de la Nation Secwepemc.

3 La Raincoast Conservation Foundation et la Living Oceans Society.

4 https://www.stikeman.com/fr-ca/savoir/droit-canadien-energie/L-ONE-bientot-remplace-par-la-Regie-canadienne-de-l-energie

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