Dans un arrêt rendu le 8 février 2022, la Cour d'appel du Québec a rétabli une décision du Tribunal administratif du travail (« TAT ») permettant la syndicalisation des cadres de premier niveau. Cet arrêt pourrait mettre un terme à la saga judiciaire opposant l'Association des cadres de la Société des Casinos du Québec (l' « Association ») et la Société des casinos du Québec (la « Société ») qui dure depuis maintenant plus de 10 ans.

Le fait que les cadres de premier niveau faisaient partie d'une association de cadres non-régie par le Code du travail (le « Code ») n'a pas été jugé suffisant au sens du droit à la liberté d'association garanti par les chartes. L'argument fondé sur le conflit d'intérêts n'a pas non plus été retenu.

  1. La décision de première instance (TAT)

Le 10 novembre 2009, l'Association a déposé une requête en accréditation afin de représenter certains cadres de la Société, soit les superviseurs des opérations (les « SDO »)1. Comme la définition de « salarié » prévue à l'article 1 l) 1° du Code exclut les cadres empêchant ainsi ces derniers de se syndiquer, l'Association a demandé au TAT que l'article 1 l) 1° du Code soit déclaré constitutionnellement inopérant. Selon elle, cette disposition porte atteinte à la liberté d'association garantie à tous par l'alinéa 2d) de la Charte canadienne des droits et libertésCharte canadienne ») et par l'article 3 de la Charte des droits et libertés de la personneCharte québécoise »).

Dans une décision interlocutoire rendue le 7 décembre 2016, le TAT a donné raison à l'Association2. Comme dans toute affaire, le contexte factuel a été déterminant. Il est donc fort utile de reprendre les principaux éléments contextuels repris par le TAT, puis éventuellement par la Cour d'appel :

  • Les SDO sont des cadres de premier niveau. Ils supervisent les croupiers, qui sont des employés syndiqués3.
  • Chaque SDO est affecté à une équipe de croupiers, dont le nombre varie entre deux et cinq4.
  • Les SDO sont souvent issus eux-mêmes du groupe qu'ils supervisent5.
  • Tout en étant « les yeux et les oreilles de l'employeur sur le plancher », les SDO ne bénéficient pas de la relation privilégiée que peuvent entretenir les cadres de niveaux supérieurs avec l'entreprise. Ils ne participent pas aux orientations de l'entreprise. Ils ne jouent pas non plus de rôle stratégique dans les relations du travail : ils ne négocient pas les conventions collectives; ils en assurent l'application dans le quotidien des activités6.
  • Les cadres de premier niveau sont véritablement entre « l'arbre et l'écorce » 7.
  • L'Association représentait déjà les SDO en tant qu'association de cadres informelle et un protocole succinct des conditions de travail des SDO affectés aux tables de jeux avait été convenu en 2001.
  • La Société aurait refusé que d'autres SDO se joignent à l'Association8. Le caractère représentatif et la détermination du groupe pour lequel l'Association pouvait, ou non, être reconnue relevaient de la discrétion de la Société9.
  • Malgré des demandes répétées de l'Association, la Société aurait refusé de renégocier le protocole des conditions de travail en indiquant que si elle le faisait, ce serait pour « enlever des choses plutôt que d'en donner » 10. Le protocole est ainsi demeuré inchangé depuis sa conclusion en 200111.
  • En somme, plusieurs événements laissaient voir que la Société ne consultait pas et refusait de considérer l'Association dernière comme la porte-parole de l'ensemble des SDO des tables de jeux, malgré que 70 % de ceux-ci en étaient membres12 . Par exemple :
  • La Société aurait modifié unilatéralement les horaires de travail des SDO.
  • La Société aurait réduit significativement les heures de travail des SDO.
  • La Société aurait modifié unilatéralement des facilités de stationnement dont bénéficiaient jusque-là les SDO à proximité du casino.
  • Contrairement aux représentants d'autres groupes d'employés, l'Association n'a pas été invitée à participer à une réunion du comité du régime de retraite du personnel cadre.
  • Il n'existait aucun mécanisme en cas de litige13.
  • En somme, la preuve a démontré l'incapacité de l'Association à rétablir un rapport de force et à négocier pour ses membres sur des objets d'importance. La Société a toujours le dernier mot et n'est passible d'aucune forme de pression14.

Ainsi, le TAT a conclu que l'exclusion des cadres de la définition de « salarié » contenue au Code, tant par son objet que par ses effets, constitue une entrave substantielle à la liberté d'association protégée par les chartes dont l'État est responsable15. Premièrement, le TAT a jugé que l'objet de l'exclusion est d'empêcher les représentants d'un employeur de négocier collectivement leurs conditions de travail, par crainte que cela ne les place en situation de conflits d'intérêts16. Deuxièmement, selon le TAT, l'effet de l'exclusion des cadres du Code constitue une entrave substantielle à la liberté d'association des SDO. En effet, il estime que l'indépendance des cadres est incomplète, que leur reconnaissance dépend entièrement de leur employeur respectif et qu'il n'existe aucune protection contre l'ingérence, ce qui entrave substantiellement leur capacité à négocier sur des objets importants. L'absence d'un mécanisme permettant de sanctionner l'obligation de négocier de bonne foi et la suppression du droit de grève, sans alternative, ne permettent pas rétablir le rapport de force entre les cadres de premier niveau et les employeurs, des sociétés d'État17. Troisièmement, le TAT a conclu que l'État jouait un rôle certain dans l'incapacité de l'Association à ne pouvoir jouir de son droit à la négociation, car cette entrave substantielle est la conséquence du régime général d'accréditation qu'est le Code18

À l'étape de la justification, le TAT en est venu à la conclusion que le Procureur général n'a pas été en mesure de démontrer que la violation à la liberté d'association se justifiait dans une société libre et démocratique au sens des articles 1 de la Charte canadienne ou de l'article 9.1 de la Charte québécoise19.

  1. La décision de la Cour supérieure

La Cour supérieure a accueilli le pourvoi en contrôle judiciaire de la Société, cassé la décision du TAT et déclaré « applicable, valide et opérante constitutionnellement l'exclusion prévue à l'article 1 l) 1° du Code du travail »20.

  1. L'arrêt de la Cour d'appel

La Cour d'appel a accueilli l'appel, infirmé le jugement de la Cour supérieure, rétabli la décision du TAT et suspendu la déclaration relative au caractère inopérant de l'exclusion des cadres21.

Entre autres, la Cour d'appel a souligné que les conclusions de fait du TAT méritent déférence et que la Cour supérieure a erré en s'immisçant dans l'appréciation de la preuve, ce volet étant du ressort du TAT22.

Plus précisément, les constats du TAT pointaient vers une entrave substantielle et donc, vers une atteinte à la liberté d'association23. Le TAT ne s'était pas trompé en concluant que :

  • l'impossibilité pour les SDO de bénéficier d'une reconnaissance véritable de l'Association;
  • leur non-accès à un tribunal ou à un mécanisme de règlement spécialisé pour faire sanctionner l'ingérence, l'entrave ou la négociation de mauvaise foi de l'employeur; et
  • l'absence de droit de grève;

sont des effets de l'exclusion en litige et qu'ils constituent eux aussi une entrave substantielle à la liberté d'association des SDO24.

Finalement, la Cour d'appel a confirmé le constat du TAT à l'effet que le Procureur général a échoué à satisfaire le test de la justification de l'entrave, notamment sur la base du conflit d'intérêts25 :

  • Le TAT a refusé de justifier l'entrave sur la base que l'exclusion des cadres en l'espèce viserait à éviter l'ingérence de l'employeur, par l'intermédiaire des cadres, dans les affaires collectives des employés syndiqués, et éviter les situations de conflits d'intérêts dans lesquelles les cadres pourraient se retrouver, ou encore les conséquences d'un arrêt de travail de ces derniers26.
  • Nonobstant ce qui précède, le TAT a jugé que l'atteinte portée à la liberté d'association par l'exclusion en litige n'est pas la plus minimale possible. L'exclusion ne comporte en effet aucune nuance quant aux niveaux des cadres exclus de la notion de « salarié » ni aucune distinction quant à leur rang dans l'entreprise, la nature de leurs fonctions et leur participation, ou non, aux négociations avec les groupes syndiqués27. En fait, il n'a pas été établi qu'il n'existe pas de « moyens moins préjudiciables de réaliser l'objectif législatif »28.

Ainsi, la Cour d'appel a confirmé que les SDO membres de l'Association pourront bénéficier de certains droits protégés par la liberté d'association, notamment le droit de négocier collectivement leurs conditions de travail, de déclencher une grève et d'avoir accès à un tribunal spécialisé en droit du travail.

Considérant l'effet potentiel de l'arrêt sur le régime québécois des relations de travail des cadres en général, ou de cadres dont la situation s'apparenterait à celle des SDO, la Cour d'appel a suspendu le caractère inopérant de l'exclusion décidée par le TAT pour une période de 12 mois à compter du 8 février 2022. Par cette suspension, la Cour d'appel permet notamment au législateur d'évaluer les solutions possibles telles qu'une réforme législative modifiant les définitions prévues au Code afin d'y préciser, par exemple, l'exclusion de certaines catégories de cadres du régime juridique des rapports collectifs du travail. 

Commentaires

Cet arrêt de la Cour d'appel vient confirmer pour la première fois au Québec le droit des cadres dans les entreprises ou les organismes de se syndiquer. Toutefois, il est important de situer cette conclusion dans son contexte, car les cadres visés par cette décision sont des cadres de premier niveau dans une organisation comprenant cinq paliers ou plus de gestion, c'est-à-dire qu'ils ne participent pas aux orientations de l'entreprise et ne détiennent pas de rôle stratégique ou de gestion dans les relations de travail. Ainsi, il serait très surprenant que cette décision soit transposable à toute catégorie de cadres tels des cadres supérieurs, intermédiaires ou de premier niveau investis d'un véritable pouvoir de gestion ou d'influence.

Considérant les répercussions de cet arrêt, sa portée et les enjeux en cause, cette saga judiciaire se poursuivra très probablement devant la Cour suprême du Canada.

Footnotes

1. Les SDO sont des cadres de premier niveau au sein d'une organisation comportant cinq paliers de gestion. Ils supervisent les croupiers, s'assurent du respect des règles du jeu et veillent au service à la clientèle.

2. Association des cadres de la Société des casinos du Québec et Société des casinos du Québec Inc., 2016 QCTAT 6870.

3. Id., par. 110.

4. Id., par. 111.

5. Id., par. 315.

6. Id., par. 315.

7. Id., par. 315.

8. Association des cadres de la Société des casinos du Québec c. Société des casinos du Québec, 2022 QCCA 180, par. 35.

9. Id., par. 55.

10. Id., par. 35.

11. Id., par. 55.

12. Id., par. 55.

13. Id., par. 55.

14. Association des cadres de la Société des casinos du Québec et Société des casinos du Québec Inc., précitée note 2, par. 347.

15. Id, par. 443.

16. Id, par. 301.

17. Id., par. 441.

18. Id., par. 381 et 442.

19. Id., par. 403.

20. Société des casinos du Québec c. Tribunal administratif du travail, 2018 QCCS 4871, par. 273.

21. Association des cadres de la Société des casinos du Québec c. Société des casinos du Québec, précitée note 8.

22. Id., par. 139.

23. Id., par. 144.

24. Id., par. 144 et ss.

25. Id., par. 180.

26. Id., par. 172.

27. Id., par. 174.

28. Id., par. 181.

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